Faux départs

Charlotte Garson - 4 avril 2025

Ida Lupino tournage Yours for the Asking

« J'interromps quelque chose d'important, messieurs ? », demande l'épouse du boxeur joué par Jack Palance dans Le Grand Couteau (Robert Aldrich, 1955), alors qu'on ne voit encore que ses jambes descendant un escalier ajouré. Si les entrées de champ d'Ida Lupino actrice sont toujours de saisissantes irruptions, une fois qu'elle devient la seule femme cinéaste de la Directors Guild of America au début des années 50, sa présence ne marque pas moins une rupture : le chairman s'adressera dès lors à l'assemblée en un significatif « Gentlemen and Miss Lupino ». Avant d'arracher au système des studios ce statut d'exception, Ida Lupino a pourtant connu plusieurs faux départs : Anglaise issue d'une longue lignée de comédiens italiens, elle sait par cœur plusieurs rôles shakespeariens dès l'enfance, mais ses débuts dans les films britanniques de la Warner ne reflètent pas l'étendue de son talent, forgé à la Royal Academy of Dramatic Art. Peroxydée jusqu'à la fin des années 30, elle est envoyée à Hollywood par la Paramount qui la met sous contrat pour préparer Alice au pays des merveilles (Norman Z. McLeod), avant de préférer la lancer comme la nouvelle Jean Harlow. Son jeu conserve la mémoire de ces méprises, comme sédimentée.

Rauque star

Dans The Man I Love (Raoul Walsh, 1947), le passage est sensible de l'Ida maigrichonne aux yeux humides à la musicienne de bar, célibataire endurcie qui, pour détourner les ardeurs d'un prétendant mafieux de sa sœur, porte la robe sexy qu'il lui avait offerte. Héritant des seconds choix de la star de la Warner de 1940 à 1947, celle qui se surnommera elle-même « la Bette Davis du pauvre » développe l'expressivité de son dos et une gestuelle à la sensualité explicite : il faut voir la chroniqueuse-croqueuse de La Cinquième Victime (Fritz Lang, 1956), pleine de désir pour Ed (Dana Andrews), mordre le verre d'une coupe de champagne ou arrondir les lèvres autour d'une cigarette qu'elle lui demande, du seul regard, d'allumer. Dans le sillage vaporeux de Walsh, elle est La Femme aux cigarettes (Jean Negulesco, 1948), et son timbre rauque fait des merveilles avec One for My Baby dans le bowling-restoroute. Dans Le Grand Couteau, c'est encore avec sa voix qu'elle regagne l'amour de son mari qui, mettant par mégarde n'importe quel disque sur l'électrophone, l'entend dire combien elle tient à lui dans une écoute téléphonique – l'objet compromettant du film noir se retourne en preuve d'amour.

L'Œil électrique

De cette logique de la faille faite force, il faut excepter le rôle qui lui vaut son ascension dans les génériques, Une femme dangereuse (Raoul Walsh, 1940). Lana hésite une seconde avant de mener à bien son meurtre improvisé, mais le déclic de la borne magnétique qui ferme la porte du garage la propulse femme fatale. L'electric eye la fera disjoncter une deuxième fois, en visite au pénitencier, quand une porte s'ouvre selon le même système. Femmes en prison (Lewis Seiler, 1955) s'en souvient, qui fait finalement disjoncter sa matonne sadique. Si dans Une femme dangereuse, Lana a abandonné sa vision éthique à l'œil électrique, l'automatisme aveugle du désir, La Maison dans l'ombre (Nicholas Ray, 1951) rejoue en positif cette tension entre intensité et vacance propre au regard lupinien, qui irradiera son dernier rôle marquant, chez Peckinpah (Junior Bonner, le dernier bagarreur, 1972). Sans les yeux de l'aveugle, Jim (Robert Ryan) n'aurait trouvé aucune surface où se projeter le film de la carrière de flic urbain qu'il décide de quitter pour la rejoindre dans son chalet. Comme la neige environnante, le regard d'Ida est un regard-écran.

Lupino, filmaker

Il est significatif que l'un de ses rôles les plus émouvants ait été imposé à Ray par la RKO, qui venait de signer un accord avec la société de production The Filmakers, créée par Lupino et son mari, le producteur Collier Young : au moment où elle joue une aveugle, la trentenaire assume son propre regard – d'abord sans être créditée, sur un film dont elle a écrit le scénario, Avant de t'aimer (Elmer Clifton, 1949). Produire, écrire et tourner en indépendante impose un budget réduit, mais n'interdit pas les succès (la société de taille artisanale décuple sa mise). La grossesse hors mariage au centre de ce premier film inaugure une liberté thématique dont Lupino ne se départira pas, et dont Never Fear (1950) pourrait être la devise. On l'y aperçoit en figurante dans une séquence sidérante de quadrille sur chaises roulantes, dans le centre de santé où Carol (Sally Forest, sa jeune alter ego) soigne sa polio, une maladie dont Lupino a elle-même souffert. On voit ainsi la cinéaste mener la danse, dans une séquence qui cristallise aussi bien la joie que l'empêtrement d'être la seule femme dans un métier masculin.

Histoires vraies

Outrage (1950), corruption du sport professionnel (Jeu, set et match, 1951), bigamie (The Bigamist, 1953) : si une sécheresse documentaire s'impose pour des sujets dont la teneur de true stories est soulignée par des cartons, on aurait tort d'en négliger la force stylistique. Le quotidien des Américains après-guerre, pas aussi glorieux que l'ère Eisenhower qui suit le laissera croire, Lupino l'examine à l'échelle du personnage, recueillant sur un corps, un visage, une fatigue qui est comme un résidu du mélodrame : la Sally d'Avant de t'aimer étouffe dans la cuisine de ses parents, le pianiste génial qui la fascine comprend qu'il fait partie d'une « grande famille de ratés » ; quant à l'employé et au garagiste braqués par un tueur dans son seul film au casting entièrement masculin, Le Voyage de la peur (1953), ils ont pris la route vers le Mexique pour retrouver les escapades de leur jeunesse, mais trimballent un traumatisme de guerre diffus, si bien que l'autostoppeur borgne qu'ils ramassent semble tendre un miroir à leur misère morale.

La « poursuite du bonheur » inscrite dans la constitution américaine s'est transformée en attente exsangue. Or Lupino est d'abord une metteuse en scène physique, qui traduit le désarroi de ses personnages, leur difficulté à habiter le monde, dans la manière dont les acteurs luttent contre l'enfermement du cadre. Sortie de l'institut une canne à la main, la Carol de Never Fear vacille dans la lumière du jour comme une enfant qui apprend à marcher. La poursuite finale virtuose d'Avant de t'aimer, dont on se demande si elle va se finir par un meurtre ou une étreinte, témoigne de la persistance de l'énergie, soutenue par la caméra. « Vous ne saurez pas si je dors, j'ai un œil mort, qui ne se ferme jamais », dit le braqueur du Voyage de la peur pour décourager tout espoir de fuite chez ses otages. Cet œil apparemment passif, c'est l'objectif de Lupino, veilleuse sans peur et sans sommeil. C'est à ce prix que l'actrice, scénariste, productrice et cinéaste, l'inoubliable aveugle de La Maison dans l'ombre, peut offrir à Hollywood le regard frontal qui lui fait souvent défaut.

Charlotte Garson

Charlotte Garson est critique de cinéma. Elle dirige les pages cinéma de la revue culturelle Études et intervient régulièrement sur France Culture dans les émissions La Dispute et Plan large. Elle est aussi auteure d'ouvrages : Amoureux (La Cinémathèque française / Actes Sud junior), Jean Renoir (Cahiers du cinéma) et Le Cinéma hollywoodien (Cahiers du cinéma).