Edward Yang retrouvé

Wafa Ghermani - 4 avril 2025

Quoi de plus curieux que le destin d'Edward Yang, fer de lance de la nouvelle vague du cinéma taïwanais, mais moins prolifique – sept longs métrages en 17 ans, mal distribués – et moins célèbre, par conséquent, que les autres, avec malgré tout le statut de réalisateur culte ? Sa mort prématurée en 2007 a laissé en suspens une œuvre enfin reconnue avec le Prix de la mise en scène à Cannes en 2000, et le succès qui s'en est suivi pour Yi Yi. Il a été admiré mais aussi honni dans son pays, sur lequel il porte un regard souvent acerbe, et ce n'est que récemment qu'il est redevenu une icône à Taïwan.

L'Amérique et le Japon

À l'instar de Hou Hsiao-hsien, Edward Yang est né en Chine, avant d'émigrer à Taïwan avec sa famille à la suite de la défaite des nationalistes chinois face aux communistes, en 1949. Adolescent des années 60, époque de la Terreur blanche et du rock'n'roll, Yang, bon élève, se passionne pour la musique classique et les mangas japonais qu'il dévore et dessine avidement. Son dernier projet inachevé sera d'ailleurs un film d'animation, The Wind. Comme quelques rares privilégiés, Yang poursuit ses études aux États-Unis où il devient ingénieur informatique. Mais il reste taraudé par sa passion du cinéma. La découverte d'Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog sera un tournant décisif. Il se forme et commence à écrire des scénarios pour finalement revenir à Taïwan en 1980.

Zigzag

Son retour correspond à un moment de crise, le cinéma de genre (romances, propagande, art martiaux) qui prévalait pendant la décennie précédente est moribond, tout comme la dictature qui réprime le mouvement démocratique en marche. La grande star Sylvia Chang, qui s'est lancée dans la production télévisuelle, propose à Yang de réaliser un épisode de sa série 11 Women, lequel se transforme en un film de deux heures trente, Floating Weeds (1981). Très vite, la maison de Yang devient le QG de groupes de jeunes cinéastes, scénaristes et critiques qui s'y rassemblent pour voir des vidéos achetées à l'étranger, pour débattre, et donner naissance au Nouveau Cinéma taïwanais. Yang est à la fois le centre de ce mouvement, mais aussi un outsider, avant une rupture qui en signe la fin.

Audacieux, perfectionniste, Yang aime à se distinguer. En 1983, Hou Hsiao-hsien signe Les Garçons de Fengkuei, chronique minimaliste sur de jeunes vitelloni du Sud ; Yang, lui, réalise Ce jour-là sur la plage, fresque de près de trois heures superposant strates temporelles et narratives pour raconter la perte de l'innocence d'un couple et l'essor économique de l'île. Alors que les autres traitent plutôt des classes populaires et rurales, lui sera urbain (Taipei Story). À eux l'enfance, les souvenirs, les récits linéaires, à lui les récits adultes et antonioniens avec The Terrorizers, qui joue sur plusieurs régimes de réalité. A Brighter Summer Day, épopée inspirée d'un fait divers de sa jeunesse mêlant guerre de gangs lycéens chinois, féminicide et conflit intergénérationnel, est aussi un contrepoint au taïwanais La Cité des douleurs de HHH. Il bifurque ensuite vers la comédie (Confusion chez Confucius, 1994), avant une embardée dans la violence (Mahjong, 1996). Il poursuit avec la chronique douce-amère Yi Yi : une troupe d'acteurs, des formes longues, chorales et une volonté de saisir une époque, une société dans leur totalité sont autant de caractéristiques de cette œuvre brève mais intense où la ville de Taipei, en constante mutation, joue un des rôles principaux.

La vie des autres

Si Yang passe son temps à changer de genre, il garde deux constantes : les plans longs et des personnages dans une position d'observateurs. Dans Ce jour-là sur la plage, c'est la jeune pianiste, narratrice, qui écoute l'héroïne lui raconter son histoire, qui est elle-même celle d'un autre. C'est Si'r dans A Brighter Summer Day, plus souvent témoin qu'acteur. La préadolescente d'Expectation qui espionne sa sœur avec le jeune homme dont elle est amoureuse, Ting Ting dans Yi Yi qui épie et tente de vivre la vie de sa voisine. A-long plongé dans sa gloire d'antan (Taipei Story), l'autrice écrivant sa propre existence dans The Terrorizers. Sans compter, dans le même film, le jeune photographe, garçon riche en rupture de ban, fasciné par la jeune délinquante métisse. Seul, Yang Yang (Yi Yi) – portrait du cinéaste en enfant – observe de façon critique et active la vie absurde des adultes. Ce jeu de regard est l'une des marques de fabrique d'Edward Yang, dont les films sont ponctués de plans de fenêtres comme autant d'écrans.

Jouer sa vie

Souvent, les motifs de vitres se font miroirs transparents où se reflètent des personnages-spectres, pantins vides de sens et de substance. Chez Yang, on joue souvent sa vie, on endosse un rôle social, et parfois on y laisse sa peau. Ainsi, les jeunes de A Brighter Summer Day arborent une virilité violente, des attitudes, un langage stéréotypé que l'on retrouve chez les petites frappes de Mahjong ; Yi Yi voit une famille entière imploser quand le silence fait voler en éclat le vernis social, le mari dans The Terrorizers est embourbé dans ses fonctions d'époux et de médecin (ratés). Dans Confusion chez Confucius, le monde de la culture, après la démocratisation, est devenu une vaste comédie – grinçante – où chacun surjoue sa partition. Ce jeu de dupes, cette dissonance entre (mal-)être et rôle social mènent à des résultats tragiques où certains disparaissent (Ce jour-là sur la plage), meurent (Taipei Story, The Terrorizers) ou assassinent (A Brighter Summer Day, Yi Yi, Mahjong). Yang tend un miroir particulièrement cruel à une société taïwanaise happée par le capitalisme.

Pendant de nombreuses années, les films de Yang ont été moins visibles en France et, surtout, à Taïwan. Néanmoins, une exceptionnelle exposition à Taipei en 2023 et une rétrospective ont montré une renaissance de l'intérêt pour ce cinéaste mythique. Les récentes restaurations et la possibilité de voir enfin des films presque invisibles comme Mahjong, avec une Virginie Ledoyen lost in Taipei, devraient enfin permettre de retrouver ce réalisateur insaisissable, et essentiel.

Wafa Ghermani

Wafa Ghermani est docteure en études cinématographiques et spécialiste du cinéma taïwanais à la National Taiwan University.