Nasty Women, les effrontées du cinéma muet
Maggie Hennefeld
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Elif Rongen-Kaynakçi
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Laura Horak
- 2 avril 2025
Notre programme Cinema's First Nasty Women propose une sélection de 83 films muets féministes, célébrations joyeuses de la protestation au féminin, du chaos en mode burlesque et de l'expérimentation des genres. On y croise des femmes qui surgissent de cheminées, orchestrent des grèves générales, qui brisent la vaisselle et adoptent une multitude d'identités, tout en affirmant leurs désirs sexuels. Ces images allègrement anarchiques subsistent aujourd'hui grâce à Kino Lorber et sa collection de quatre DVD/Blu-ray, Cinema's First Nasty Women, qui rassemble 99 films muets européens et américains, produits entre 1898 et 1926, provenant de 13 archives et bibliothèques cinématographiques internationales. Une compilation qui met en lumière des comédiennes burlesques et stars travesties de l'époque du muet, Fay Tincher, Bertha Regustus, Minnie Devereaux (Cheyenne/Arapaho), Edna « Billy » Foster, Mistinguett, Lea Giunchi, Tsuru Aoki, Gene Gauntier, Florence Turner, Berthe Dagmar ou encore Lili Zeidner. Et des films qui couvrent une foultitude de genres différents, slapstick, animation surréaliste, farce saphique, thriller, film d'aventures et western lesbien.
Pour cette série de dix projections exceptionnelles, nous avons fouillé les archives du monde entier en quête des femmes les plus espiègles, rebelles et hilarantes de l'histoire du cinéma muet. Ainsi Léontine... Cette enfant diabolique était la vedette de sa propre série comique en 24 épisodes produite par Pathé entre 1910 à 1912, mais nous ne connaissons même pas le nom de la formidable clown qui l'a incarnée, alors que le personnage était mondialement célèbre. Interdite aux États-Unis, la série danse sur un volcan : Léontine inonde sa maison (pour y faire naviguer ses jouets), fait exploser un entrepôt de feux d'artifice, collectionne des ballons d'hélium pour survoler l'arrière-pays niçois, puis, employée de maison, tente de pendre ses patrons avec des cordelettes. Léontine est l'une des nombreuses françaises alors en tête d'affiche de leurs propres séries comiques. Ainsi Sarah Duhamel, infatigable interprète des rôles-titres des séries Rosalie et Pétronille, dompte des chimpanzés, singe un jockey, ravage son tout nouvel appartement ou porte une barbe postiche pour espionner son mari infidèle. Ou Little Chrysia en Cunégonde, femme de chambre malheureuse, épouse impitoyable qui attache son mari, délivre les animaux du zoo local, après qu'un shaman lui a jeté un sort. Dans d'autres comédies françaises, ce sont des nourrices qui quittent leur poste pour faire grève, des conductrices de taxi qui sèment le chaos, des suffragettes qui renversent les genres, et une certaine madame Plumette qui piétine littéralement le patriarcat d'une colère irrépressible.
De nombreux films de ce programme jouent des questions de genre, mais aussi d'un désir érotique irrésistible, que ce soit sur un champ de bataille, dans une forêt enneigée, une salle de classe de pensionnat, ou lors de rituels d'initiation sadiques au sein de sororités. La cinéaste et actrice indigène Lillian St. Cyr (Ho-Chunk) se travestit en cowboy dans The Red Girl and the Child (1910) pour affronter des voleurs de bétail racistes, tandis que Texas Guinan, surnommée alors la « reine des boîtes de nuit », menace son fiancé d'un revolver pour qu'il se résolve au mariage, dans le western queer The Night Rider (1920). Autres points forts de cette section : Amour et Science (1912), une farce française avec Renée Sylvaire en fiancée d'un scientifique cinglé qui essaie d'inventer un vidéophone (plus d'un siècle avant Zoom !) ; Pranks (1909), qui met en scène le premier couple explicitement gay de l'histoire du cinéma à l'écran ; Phil for Short (1919), un film de danse saphique qui voit une professeure de grec travestie fiancée à un polyglotte littéralement pétrifié par les femmes ; ou encore What's the World Coming To? (1926), situé dans un futur technologique lointain « où les hommes sont devenus plus que des femmes et les femmes plus que des hommes ». Tout cela semble bien illusoire.
En période d'incertitudes politiques et de batailles culturelles, la comédie a toujours été un refuge utopique pour rêver les choses autrement. Les images de renversement des genres, de soulèvement ouvrier et de rébellion anarchique peuvent aider à envisager un monde différent. C'est avec cet état d'esprit que Mandy, une femme afro-américaine incarnée par Bertha Regustus, chamboule de son rire contagieux l'espace réservé aux Blancs après avoir rendu visite à son dentiste dans Laughing Gas (1907). C'est ainsi que Lili (Lili Zeidner) traverse l'écran pour aller frapper un boxeur, puis revient piétiner les spectateurs dans les quelques plans survivants de la comédie inachevée de Mauritz Stiller Le Mannequin (1913), ou encore qu'une jeune femme est tourmentée par les spectres de sa propre tête décapitée après s'être entraînée à un concours amateur de grimaces dans Daisy Doodad's Dial (1914). En phase avec les mouvements de protestation d'aujourd'hui, une laitière savoure sa douce vengeance lactée contre un homme qui la harcèle sur son lieu de travail dans The Dairymaid's Revenge (1898), puis à nouveau dans The Finish of Mr. Fresh (1898), tandis qu'une femme de chambre excédée brise jusqu'à sa dernière assiette dans le court métrage cathartique Victoire a ses nerfs (1907). Si elle n'est pas exactement douce, la vengeance reste follement amusante dans nombre de ces films qui dépeignent des femmes en mouvement – propulsées par des bicyclettes déchaînées, des véhicules tractés par des zèbres, des carrousels fous, des ballons d'hélium, des machines phonographiques, des patins à roulettes incontrôlables, et même de la paraffine, dans Mary Jane's Mishap (1903), Lea sui pattini (1911), Amour et Musique (1911), Madame fait du sport (1908), et Cunégonde femme cochère (1913). Quand les femmes descendent dans la rue, l'enfer se déchaîne !
En des temps sombres comme ceux que nous traversons, nous avons plus que jamais besoin d'images joyeuses, de plaisir et de libération, pour nous montrer la lumière et nous aider à nous libérer. C'est pourquoi nous sommes fières de présenter ces dix projections de Cinema's First Nasty Women. Pour paraphraser George Orwell : « Celle qui contrôle les archives contrôle le futur. »
Maggie Hennefeld, Elif Rongen-Kaynakçi, Laura Horak
Cinema's First Nasty Women, produit pour la vidéo par Bret Wood, est un partenariat entre Kino Lorber, Le Giornate del Cinema Muto, Women Film Pioneers Project, Eye Filmmuseum, FIC-Silente et l'université Carleton.