Œuvre de vies et de silences

Hala Habache - 2 avril 2025

Hollywood ne sait pas encore, ce 12 janvier 1950, que l'une de ses plus belles lumières s'est éteinte. Du haut de sa quarantaine de films, John M. Stahl n'est pas tout à fait reconnu comme l'un des grands. Pourtant, son cinéma porte déjà en lui tout son miracle. Celui de dépeindre les nuances et les variations de ce qui constitue nos existences ici-bas, la vie humaine dans toute sa complexité, loin d'un lyrisme démesuré, dans le dépouillement et la justesse de la discrétion.

images de la vie CYCLE STAHL - COLL CF

Hollywood ne sait pas encore, ce 12 janvier 1950, que l'une de ses plus belles lumières s'est éteinte. Du haut de sa quarantaine de films, John M. Stahl n'est pas tout à fait reconnu comme l'un des grands. Pourtant, son cinéma porte déjà en lui tout son miracle. Celui de dépeindre les nuances et les variations de ce qui constitue nos existences ici-bas, la vie humaine dans toute sa complexité, loin d'un lyrisme démesuré, dans le dépouillement et la justesse de la discrétion.

John M. Stahl, pur produit de l'industrie à rêves ?

Celui qui s'appelait en réalité Jacob Morris Strelitsky naît à Bakou, dans l'Azerbaïdjan actuel. Enfant, il pose bagages à New York, avec sa famille d'émigrés juifs venus de l'Empire Russe. Un changement de nom plus tard, devenu John Malcolm Stahl, le jeune homme, même pas trente ans, débute à l'ère du muet, au milieu des années 1910. La vingtaine de titres constituant cette première période, longtemps restée invisible, annonce l'œuvre à venir : intrigues dévolues à des problèmes conjugaux, histoires parsemées de coïncidences et intérêt accru pour une mise en scène maîtrisée, sobre et sans effets « en trop ».

Sa carrière s'ouvre ensuite au cinéma parlant et, après un bref passage par la MGM, Stahl est, au cours des années 30, le réalisateur le mieux payé d'Universal Pictures. Son producteur, Carl Laemmle Jr., ne semble rien lui refuser. Il n'hésite pas à lui octroyer un certain confort matériel, après le succès d'Une nuit seulement, l'une des grandes réussites commerciales de l'année 1933 et, fait rare, droit de regard sur l'écriture des scénarios de ses films, plus ou moins librement adaptés de best-sellers et classiques littéraires. Au début des années 40, Stahl travaille désormais pour le compte de la 20th Century Fox, modifiant la nature de ses films au gré des habitudes et des besoins du studio. Il s'essaie ainsi au film de guerre (Aventure en Libye, 1943), à la comédie loufoque (Holy Matrimony, 1943), à l'esthétique offerte par le Technicolor (Péché mortel, 1945), ou encore au drame choral (La Ville empoisonnée, 1948).

L'hybridation des genres, propre à d'autres cinéastes de cette génération, ne révèle pas une filmographie qui se cherche, mais plutôt l'implication minutieuse de cet artisan du cinéma, aussi bien réalisateur que producteur, dans le travail offert par une industrie dont il devient l'un des représentants les plus investis et les plus originaux. Le studio offre en effet de nombreuses possibilités à Stahl qui, par la malléabilité de ses propositions, traduit dans le même temps des préoccupations et intérêts éminemment plus personnels.

On a trop souvent fait de Stahl un maître du genre du mélodrame et de ses weepies et tearjerkers, ces films larmoyants à outrance, sans entrevoir la finesse et le caractère de ses films qui, sans maniérisme, portent un regard clinique sur les individus. C'est aussi négliger l'ancrage, quoique parfois anecdotique, de sa filmographie dans les soubresauts du temps de l'Histoire, de la Première Guerre mondiale, toile de fond d'Une nuit seulement – en outre ponctué par le krach boursier de 1929 –, aux vicissitudes de la vie du politicien irlandais Charles Stewart Parnell, sujet de La Vie privée d'un tribun (1937), son plus grand échec commercial, en passant par The Eve of St. Mark (1944) prenant pour arrière-plan la Seconde Guerre mondiale.

Les films de John M. Stahl nous disent les réalités sociales d'une certaine époque, d'une certaine Amérique. Sont-ils exempts d'écueils ? Non, mais demandons-nous au cinéma la perfection, face à l'effort de dire ce qui est tu ? Le parlant permet au cinéaste de complexifier son regard sur le monde et ses classes sociales, de mieux dire la société, appelant les analyses sociologiques et féministes de certains de ses films.

On a également souvent associé le nom de Stahl à ses collaborateurs, comme si sa réussite s'expliquait par le talent des autres, celui de ses scénaristes Nunnally Johnson et Joseph L. Mankiewicz sur Les Clés du royaume, ou de ses actrices Irene Dunne (Histoire d'un amour, Le Secret Magnifique, Veillée d'amour), Margaret Sullavan (Une nuit seulement) et Gene Tierney (Péché mortel). De même, son nom précède souvent celui de Douglas Sirk, autre cinéaste de renom, qui réalisa des remakes de ses films, comme si le premier n'avait rédigé que l'avant-propos d'une œuvre plus riche, portée par le second. Il n'en est rien, bien évidemment.

La vie au scalpel

Car John M. Stahl est bien à l'origine d'une œuvre. Chez lui, la vie est cristallisée à l'écran. Pas la vie spectaculaire de ces fresques et sagas familiales dont Hollywood a la clé, mais celle qui réside dans l'entrebâillement des émotions. Son cinéma questionne le détail, en permanence, décentrant notre regard pour interroger ce qui se trouve au-delà des façades et des images familières. Histoire d'un amour nous murmure le quotidien des sentiments lorsque le paraître social s'y oppose tandis qu'Images de la vie ébranle certains interdits sociaux, autant de films et de mondes qui, par des personnages inattendus, nous émeuvent et nous éblouissent.

John M. Stahl, c'est le cinéma de la vie, non la vie au cinéma. Le noyau central de son œuvre, ces chefs-d'œuvre les plus célèbres et célébrés, témoignent de ce désir de suivre les vibrations humaines, ces femmes et hommes aux histoires communes mais non moins extraordinaires. Par l'absence de musique sensationnelle, leurs longues séquences et le rejet de la technique pour la technique, ses films recueillent la simplicité de chaque battement de cœur pour traduire le désarroi le plus fracassant, l'amour fou et le trouble. Son cinéma est celui de l'hypothétique, de l'occasion manquée, de la coïncidence. Tout peut advenir, par un hasard, heureux ou malheureux, sur ordre du destin. Dans l'œuvre stahlienne, tout se joue, se déjoue, ou ne se joue pas, dans les marges des images. Aucun temps mort : chaque hors-champ déploie le temps à l'infini, à l'instar de ces ellipses du Secret magnifique qui, non loin de taire le temps, le prolonge. Parce que ses films sont des portions de vies, longues, retenues et intérieures, dont l'essentiel n'est pas toujours montré à l'écran.

C'est en ce sens que réside son miracle : tout est dit dans le temps suspendu, l'invisible, dans l'ailleurs et, surtout, dans la délicatesse du silence.

Hala Habache