Cinq bijoux du cinéma muet géorgien

4 février 2025

La richesse du cinéma muet géorgien est remarquable. Entre 1916 et 1932, les studios géorgiens produisent près de 60 longs métrages dont de nombreux chefs-d'œuvre encore méconnus. Car Tiflis – Tbilissi après 1936 – est un foyer culturel majeur de l'empire russe puis de l'URSS. Alexandre Tsoutsounava, le pionnier, suit le parcours typique des premiers réalisateurs, passant du théâtre au cinéma avec le premier long métrage de fiction, Kristiné (1916). Ordonnateur des grands cortèges de rue révolutionnaires, il multiplie dans À qui la faute ? et dans Révolte en Gourie mouvements de foules, galopades acrobatiques, fêtes de villages et banquets, tout en se pliant aux consignes du pouvoir. Le premier peut se lire comme un drame bourgeois ; le second est une dénonciation de la politique impériale russe d'autant plus surprenante que les événements réels de 1841 se sont reproduits dans la même région, lors de la grande révolte antisoviétique de 1924, un tabou absolu de l'historiographie officielle.

Poète futuriste reconnu, proche du LEF (Front de gauche des arts) et ami de Maïakovski, Nikoloz Chenguelaïa conte l'amour impossible entre la Tchétchène Elisso et le Khevsour (Géorgien de la montagne) Vajia. Or Elisso est aussi un pamphlet contre l'arbitraire tsariste lors des guerres du Caucase. Le film séduit par la qualité de ses images alternant les grandioses paysages du Daghestan et les gros plans de montagnards, trompés par les cosaques et forcés de s'exiler vers l'empire ottoman. Après Elisso, Chenguelaïa tourne un autre chef-d'œuvre, Les 26 commissaires de Bakou (1932) qui, outre son illustration de la propagande soviétique, est salué pour la puissance de ses cadres et de son montage. Ses deux fils, Eldar et Guiorgui, seront deux des meilleurs représentants de la nouvelle vague géorgienne dans les années 60.

Metteur en scène de théâtre, sculpteur et illustrateur, Tchiaoureli livre dans Hors du chemin ! (Khabarda !) une charge satirique qui oppose les bâtisseurs du nouveau régime, partisans d'une rénovation des quartiers vétustes, et les défenseurs d'une église, pas si ancienne. Si la présentation moqueuse et caricaturale des protagonistes prête à rire, on peut aussi y voir une justification des purges à venir de l'intelligentsia géorgienne croquée comme absolument rétrograde. Taxé de formalisme pour Hors du chemin !, Tchiaoureli deviendra ensuite le cinéaste stalinien par excellence avec Le Serment (1946) et La Chute de Berlin (1949). Sa fille Sofiko sera l'héroïne inoubliable du film de Paradjanov, Sayat Nova : La Couleur de la grenade (1969).

Dans Ma grand-mère, Kote Mikaberidze, acteur déjà célèbre, applique jusqu'au tournis les préceptes futuristes faisant de son film un extraordinaire patchwork d'inventivités, animation, superpositions, burlesque, tout en dressant une critique sévère de la bureaucratie. Mais le pouvoir ne supporte plus cette critique radicale. Jugé antisoviétique à tendance trotskiste (!) le film est interdit. Il ne sortira sur les écrans qu'en 1977, quatre ans après la mort de Mikabéridzé, qui ne connaîtra rien de cette gloire posthume.

Jean Radvanyi