Au printemps 1787, Goethe fait part, dans son journal Voyage en Italie, de son émerveillement devant l'étrange spectacle de la femme de l'ambassadeur de Naples. Dans un costume grec, Lady Hamilton « laisse flotter ses cheveux, prend deux châles, et varie tellement ses attitudes, ses gestes, son expression, qu'à la fin on croit rêver tout de bon ». Lors d'une deuxième visite, l'écrivain descend dans le caveau secret où Sir Hamilton conserve pêle-mêle toutes sortes de trésors, certains volés à Pompéi. Là, il découvre une grande boîte noircie, sertie d'un cadre doré : c'est d'elle que Lady Hamilton, « comme une statue mobile », « comme un tableau changeant », avait l'habitude de surgir pour commencer ses Attitudes, spectacle fait de poses pathétiques se fondant les unes dans les autres — de la peur d'une Cassandre, elle pouvait glisser vers le désespoir d'une Didon ou la furie d'une Médée.
Je ne sais pas si Werner Schroeter, qui aimait tant la littérature allemande du Sturm und Drang, et qui monta au théâtre des pièces de Lessing, de Schiller et de Kleist, a pu ignorer le destin tragique de cette grisette galloise, devenue la prostituée la plus célèbre de Londres, la muse de George Romney qui la peignit en héroïne grecque dans une cinquantaine de portraits, puis une dame de la cour de Naples, avant de tout perdre par amour – elle mourut dans la misère, ravagée par l'alcool, après que son amant, l'amiral Nelson, fut tué à Trafalgar. Schroeter semble en tout cas être entré en cinéma par cette mystérieuse boîte décrite par Goethe : par la pantomime passionnelle de femmes, prostituées furieuses, amoureuses tragiques, cantatrices muettes, surgissant du noir pour crier sans bruit. De Lady Hamilton à Maria Malibran et Isadora Duncan, du tableau vivant néoclassique à la mimique romantique et à la danse moderne, c'est toute l'histoire de la gestuelle pathétique hantée par la statuaire grecque qui semble se déposer sur l'écran de ses premiers films muets, comme par effraction, dans le chaos et l'excès – de fétichisme, de préciosité, de bizarrerie.
Parmi ses tout premiers courts métrages en 8 mm, en 1968, plusieurs montages de photographies de Maria Callas, certaines découpées directement dans des journaux, où on la voit sur scène dans les postures les plus pathétiques. Son visage déformé par le chant et la douleur est l'image originaire du cinéma de Schroeter, à partir duquel, peu à peu, les choses se déplient : des corps réels apparaissent, et, très lentement, se meuvent pour procéder à d'étranges cérémonies, seuls, à deux, puis à plusieurs ; des décors se construisent à partir des fonds noirs ou des rideaux initiaux. Avec Magdalena Montezuma, qui apparaît dès 1969, Schroeter trouve le corps qui lui sert de pendant burlesque au sublime de la voix de la Callas. S'invente alors un cinéma de ventriloque, où son et image sont presque toujours scindés, comme dans un drag show pré-wagnérien : en off, l'air déchirant d'un opéra italien ; à l'image, une marionnette humaine s'agite au ralenti. Les corps sans parole se démènent en vain, sans jamais parvenir à l'intensité du chant, baudruches tragi-comiques qui enflent si bien qu'elles finissent par crever. Tant mieux, car seule la mort soulage. Mais l'attendre prend longtemps.
Olivier Cheval