Se souvenir

3 février 2025

« Les acteurs forment notre gouvernement affectif – ils ne sont pas élus, mais au final ils nous représentent, que cela nous plaise ou non. » (Luc Sante, Melissa Holbrook Pierson)

Sur Internet circule une anecdote amusante à propos de John Ford – certainement apocryphe, mais on ne sait jamais avec lui... On lui aurait un jour demandé : « Monsieur Ford, qu'est-ce que le cinéma ? », ce à quoi il aurait répondu : « Avez-vous déjà vu Henry Fonda marcher ? C'est ça, le cinéma. »

Existe-t-il un cas similaire lorsque nous pensons à la politique ? Aux présidents américains ? Peut-on saisir une vision politique lorsqu'on observe à l'écran Henry Fonda en train de réfléchir, d'exprimer un doute ? Lorsqu'une ombre passe sur son visage quand il est sur le point de prendre une décision difficile, ou que les défaites, passées et futures, hantent ses pensées ?

Mon film Henry Fonda for President propose une réflexion sur ces questions – et sur d'autres qui jalonnent à la fois l'histoire des États-Unis et leur actualité. Il présente des lieux et des figures de cette histoire, certains aux noms importants, d'autres oubliés ou même inconnus. Aujourd'hui, dans les sphères plus larges de la politique et du cinéma, le nom de Henry Fonda (1905-1982) est peut-être lui-même oublié. Pourtant, de son vivant, il a eu une forte résonance dans ces deux univers. Pour de nombreux citoyens américains des années 60 et 70, son statut d'acteur iconique a fait de lui un évident candidat à la présidence. Mais sa position complexe, aussi bien dans le reflet du miroir aux alouettes qu'est le cinéma, qu'au sein de la république américaine, va bien au-delà de l'« intégrité » et de la « sobriété » qui lui ont si souvent été attribuées, à lui et à son art.

Le personnage de Fonda est le produit polyphonique de trois moments historiques, et de la manière dont il les a embrassés. Cet habitant du Midwest, attaché à une gauche façon Front populaire, hanté par les tensions entre capitalisme et démocratie, accède à la célébrité à la fin des années 30. Après 1945, il pousse plus loin encore son talent, et son jeu se teinte des fêlures et traumas de la Seconde Guerre mondiale.

Plus tard, il incarne les espoirs et les craintes qui accompagnent le passage de l'ère McCarthy aux années 60 de JFK. Et le visage qui se dessine alors est comme une composition « en surimpression » ou, pour reprendre les mots de Steinbeck évoquant le visage de Fonda, « a picture of opposites in conflict ». Il est tout à la fois le « meilleur » (Que le meilleur l'emporte, 1964), le « mauvais » (Le Faux Coupable, 1956), ou une légende qui aspire à être un « homme sans nom » (Mon nom est Personne, 1973).

Dans le privé, il était bien trop timide et trop peu sûr de lui pour envisager un quelconque rôle en politique : « Je ne crois pas avoir la bonne réponse à quoi que ce soit. » À l'écran, cependant, c'est précisément cette réserve, conjuguée à ses ambitions secrètes de comédien, qui lui a permis d'incarner de manière si saisissante de potentiels présidents et hommes politiques américains. « Potentiels » aussi parce que ces personnages évoluent souvent dans des environnements utopiques, ou dystopiques : le garçon de campagne un peu maladroit qui, dans le bucolique Vers sa destinée de John Ford, est encore bien loin d'accéder au pouvoir, ou le président américain d'un futur apocalyptique tout proche, dans le thriller de Sidney Lumet Point limite.

Chez Fonda, la vie et la politique américaines sont deux forces contraires qui voient s'opposer les promesses nées de la fondation des États-Unis et la conscience aiguë des innombrables échecs pour tenir cette même promesse. Il y a dans les interprétations de Fonda une intériorité peu commune, tout autant que des accès de colère à peine réprimés, le pressentiment de ce qu'il va advenir, tout autant qu'une « tendance à se souvenir », à propos de laquelle Devin McKinney écrivait : « Lorsque nous sentons nos souvenirs s'estomper, notre sens du passé se dissoudre, nous pouvons le regarder. Nous pouvons regarder Henry Fonda et nous souvenir, comme lui se souvient. »

Alexander Horwath