Si le nom de Carlo Lizzani s'identifie aussi exemplairement avec l'histoire du cinéma italien d'après-guerre, ce n'est pas seulement parce que ses films ont su en incarner l'évolution morale, formelle et économique. Il a fréquenté, voire dirigé, quelques-unes des institutions qui représentaient celui-ci. Il a suivi des cours de mise en scène au Centro Sperimentale, l'école de cinéma créée en 1935, enseigné à l'Académie du cinéma et de la télévision de Cinecittà. Il est également l'auteur d'une Histoire du cinéma italien plusieurs fois rééditée et fut aussi, de 1979 à 1982, directeur du Festival de Venise, redonnant un nouvel élan à une manifestation au prestige alors en déclin. Carlo Lizzani a été aussi un véritable passeur, réalisant lui-même, à la fin de sa carrière, des documentaires sur les grands noms du cinéma transalpin, comme Rossellini, Visconti ou Cesare Zavattini.
Aux sources du renouveau du cinéma italien
On peut dire qu'il aura fait ses classes aux sources mêmes du cinéma italien moderne, tout d'abord comme critique dans la revue Bianco e nero, puis comme assistant-réalisateur et scénariste pour Allemagne année zéro de Rossellini, ou Chasse tragique et Riz amer de De Santis. Sources vers lesquelles, bien plus tard, en 1996, il reviendra en réalisant, dans une volonté de revisiter la généalogie de son œuvre, un film de fiction sur le tournage de Rome, ville ouverte. Ancien partisan, Lizzani a adhéré au Parti communiste italien durant la guerre et son œuvre semble illustrer à la perfection le concept gramscien de « culture nationale-populaire » : parler, simplement mais précisément, aux Italiens d'eux-mêmes, en se servant des codes d'un art populaire. L'Histoire, entendue dans un sens tout à la fois monumental (celle des grands événements) et trivial (celle écrite par les faits divers) sera donc au centre de son œuvre. Son cinéma sera toujours marqué par un travail de documentation poussé, hanté par le souci de s'appuyer, avec exactitude, sur la réalité sociale.
Son premier long métrage, Achtung! Banditi!, produit en 1951 par une coopérative dirigée par un ancien partisan (Cooperativa degli spettatori-produttori) revient sur un épisode de la guerre de résistance en Ligurie. Au-delà de l'évocation d'un acte héroïque, des ouvriers génois et des chasseurs alpins soutenus par les partisans passant à l'action armée contre les nazis, le film regorge d'images saisissantes, enregistre une Italie encore en ruines, et reproduit les fantômes (les rues de Gênes désertées par une population ouvrière en grève contre l'occupant) d'un passé encore récent. C'est au fait divers que fait appel son second long métrage, Dans les faubourgs de la ville (1953). Le meurtre d'une jeune femme, un innocent accusé : les ingrédients du film criminel sont ici au service d'une peinture crue des borgate de Rome, banlieues où s'accumulent les oubliés de l'Italie, méridionaux en exil, en quête d'une vie meilleure, proies des trafiquants et des proxénètes sans scrupules. L'adaptation du roman de Vasco Pratolini, Chronique des pauvres amants, le fait rentrer dans les histoires officielles du cinéma. Primé à Venise, le film décrit Florence dans les années 20, sous la terreur des squadristi fascistes.
De l'événement historique au fait divers
Sa filmographie, tout entière déterminée par une intention de témoigner de la réalité de l'Italie, de la commenter, alterne approche de la grande Histoire avec un goût de la chronique violente d'un pays en pleine mutation. Le Procès de Vérone (1963) raconte avec une minutie stylisée, un noir et blanc remarquable, les événements qui ont conduit à l'exécution du comte Ciano, gendre et ministre des Affaires étrangères de Mussolini. Traqués par la Gestapo décrit la cruauté de l'occupation nazie à Rome. C'est aux derniers jours du dictateur fasciste que s'attache Les Derniers Jours de Mussolini, avec une précision chorale à laquelle la musique de Morricone et l'interprétation de Rod Steiger confèrent une paradoxale dimension lyrique. Le Bossu de Rome (1961), Lutring... réveille-toi et meurs (1966), Bandits à Milan (1967) s'inspirent d'authentiques faits criminels qui décrivent un moment particulier de l'Italie. L'immédiate après-guerre et la confusion qui s'ensuivit pour le premier titre, le développement d'une nouvelle criminalité consécutive à la soudaine prospérité des villes du Nord du pays, pour les deux autres, précurseurs du polar moderne « à l'italienne ».
La Vie aigre (1964) adaptation d'un roman de Luciano Bianciardi, farce brechtienne et comédie « à l'italienne », démasque les impostures du soi-disant miracle économique des années 60, tout en prophétisant son autodestruction. Si le film a pu le faire apparaître comme un des bourgeons d'une nouvelle vague en plein développement, Lizzani collera pourtant à la rhétorique d'un cinéma de grande consommation, avec un certain sens, et un certain génie, de l'opportunisme. Le western sera pour lui l'occasion d'une réflexion sur la révolution et le catholicisme comme hypothèse d'un communisme primitif (Tue et fais ta prière, 1967). Il y donnera un rôle à Pasolini, auteur non crédité du scénario. Scandale à Rome (1972) épingle, avec une sorte de cruauté grotesque, la grande bourgeoisie romaine. Storie di vita e malavita, description crue et scabreuse de la prostitution des mineures à Milan, sera un grand succès. Et c'est avec les conventions du huis clos érotique qu'il abordera la question de la lutte armée politique (Double Plaisir, 1977).
Dans les films de Lizzani, la mise en scène est toujours au service d'une certaine force expressive qui transparaît, notamment, dans le montage et l'usage d'un gros plan qui vient régulièrement bousculer le spectateur. Elle semble parfois, dans ses caractéristiques les plus triviales, toujours vouloir se mettre à l'unisson d'une volonté didactique et dialectique, en mêlant une forme de fascination sans retenue avec diverses techniques de distanciation. Les films de Lizzani sont des pamphlets travestis en feuilletons populaires, en films de genre dont l'apparente diversité ne parvient pas à contrarier un authentique projet politique. C'est bien dans son impureté même que réside la singularité du cinéma de Carlo Lizzani.
Jean-François Rauger