Une âme dans la machine

Serge Chauvin - 30 janvier 2025

L'éclectisme de Wise pose un défi à l'analyse. Comment penser une œuvre où à La Maison du diable succède La Mélodie du bonheur ? Il y va certes de l'éthique artisanale du professionnel accompli (et célébré ou critiqué comme tel), honorant toute mission comme un problème à résoudre qui dicte ses choix formels, et épousant les évolutions stylistiques pour mieux préserver une certaine harmonie du spectacle. Mais s'il faut prendre au sérieux le technicien, chacun de ses grands films porte déjà en soi sa part de contradiction.

Éloge de l'artisan

L'ancien monteur de Citizen Kane avait comme Welles pleinement conscience de disposer, avec la machinerie hollywoodienne, du « plus beau des trains électriques ». Il en joue et en jouit, comme l'attestent des moments d'euphorie formelle : le plan-séquence inaugural en caméra subjective de La Tour des ambitieux, l'ouverture tout en angles obliques de Je veux vivre ! – tout comme une histoire de maison hantée se prête avant tout au programme hitchcockien visant à sidérer le spectateur par des moyens « purement techniques ». À ce goût pour la technique comme fabrication et médium fait écho, dans maints films, une véritable osmose entre l'homme et la machine, sous-marin ou canonnière, dirigeable ou astronef. Wise conserve le regard fasciné de l'enfant sur le tandem Gort/Klaatu du Jour où la Terre s'arrêta, idéal dédoublé d'un pur et lisse androïde et d'un plus qu'humain messianique, seuls peut-être susceptibles de racheter une humanité faillible (dont ses films noirs explorent la part sombre, la pulsion de mort individuelle ou collective) et son usage dévoyé de la technologie. Car si le facteur humain est ce qui grippe la machine, celle-ci en retour risque toujours de nier l'humanité. Wise, expérimentateur enthousiaste mais lucide, montre crûment l'usage mortifère de mécanismes atrocement efficaces (la chambre à gaz du pénitencier de San Quentin) comme il dénonce les apprentis sorciers du complexe militaro-industriel (Le Mystère Andromède) – au risque assumé que cette mise à nu de l'obscène entache de suspicion la machine-cinéma qui en permet la représentation.

La mécanique, c'est aussi celle d'une dramaturgie affectionnant (dans des proportions variables) le respect des trois unités tragiques et donc les situations ritualisées : combat de boxe (et le récit « en temps réel » de Nous avons gagné ce soir a valeur de manifeste), mission militaire, préparation d'un braquage (Le Coup de l'escalier), voire conseil d'administration (La Tour des ambitieux) ou exécution capitale (Je veux vivre !) – avec pour corollaire une narration volontiers fondée sur l'ultimatum ou le compte à rebours, où le suspense ne consiste souvent qu'à différer l'accomplissement d'une issue qu'on sait fatale (L'Odyssée du Hindenburg), qu'on devine (West Side Story) ou qu'on craint (Le Mystère Andromède). Rouages et engrenages, le mécanisme par excellence : l'artisan se revendique donc maître horloger, rythmicien obsessionnel. Son montage, sans renier la supposée fluidité classique et son exigence d'intelligibilité, favorise l'expressivité, appuie sa métrique (voir les belles analyses de Pierre Berthomieu) et joue en virtuose du crescendo. Son regard d'ancien monteur de comédies loufoques et son apprentissage dans la série B poussent Wise cinéaste vers l'emballement : dans Marqué par la haine, le raccord d'une séquence à l'autre s'effectue par le son avant même l'image – Scorsese s'en souviendra. Mais la musicalité passe aussi par la brusquerie dissonante des coupes franches, la dilatation de l'attente et surtout l'alanguissement inattendu : c'est une mélopée grecque qui s'élève du ranch de La Loi de la prairie, c'est la coda jouée pianissimo quand tout est accompli (Le Coup de l'escalier, West Side Story, La Canonnière du Yang-Tsé), mais aussi, plus beaux encore car plus secrets, ces moments d'abandon fugaces – telle la séquence de Central Park dans Le Coup de l'escalier – où l'action fait (une) place à la contemplation, où le plan s'attarde pour laisser les corps jouir de l'instant et le regard saisir l'éphémère grâce du réel.

Vrai et usage du faux

Les corps, le dehors : le formaliste farouche est aussi en effet un cinéaste intimiste et réaliste. Le drame ou le spectacle ne doit pas éclipser l'enjeu amoureux ou affectif : le couple (Nous avons gagné ce soir, ou le méconnu et mal nommé mélodrame Femmes coupables), la filiation – les enfants de La Malédiction des hommes-chats et du Jour où la Terre s'arrêta ne recherchent au fond dans le fantôme ou l'alien qu'un parent d'adoption. L'austérité du second film marque bien que c'est dans le concret d'ici-bas que tout se joue. Wise, contemporain d'un courant prosaïque du cinéma américain, s'est ouvert à un jeu d'acteur quasi naturaliste (Paul Newman ou Julie Harris, mais aussi Susan Hayward et Shirley MacLaine). Et il ne cesse d'articuler tournage en studio et extérieurs réels – mais toujours dans la tension : déjà La Maison sur la colline osait associer demeure victorienne et topographie urbaine, tradition gothique et mémoire des camps. S'il suggère le merveilleux par l'artifice de studio flagrant (un simple changement à vue de l'éclairage dans La Malédiction des hommes-chats), il voit volontiers dans les oxymoriques « décors naturels » leur potentiel de dramatisation symbolique (Le Coup de l'escalier) ou d'abstraction géométrique (West Side Story). Inversement, le vrai-faux split screen de Deux sur la balançoire affiche la convention théâtrale, et une comédie musicale comme Star! exhibe la matérialité des décors, l'arbitraire du biopic et la source scénique de ses numéros jusqu'à devenir un « documentaire » réflexif sur sa propre élaboration. Montrer le faux pour toucher au vrai, les juxtaposer dans une friction féconde : c'est la leçon de West Side Story, où la stylisation la plus patente (le floutage du monde extérieur autour des amoureux) dit avec la plus littérale justesse la vérité du coup de foudre.

Serge Chauvin

Serge Chauvin est maître de conférences en littérature et cinéma américains à l'université de Nanterre. Il a publié Les Trois vies des Tueurs : Siodmak, Siegel et la fiction (Rouge Profond, 2010) et de nombreuses traductions de fictions anglophones contemporaines (Colson Whitehead, Jonathan Coe, Richard Powers, Cormac McCarthy...).