Vedette incontournable des années 30, Anna May Wong (1905-1961) fait l'objet d'une réhabilitation en Amérique : de la totémisation lors de discours hollywoodiens à l'opportunisme d'une poupée Barbie, des avatars chez Damien Chazelle ou Netflix à son effigie sur une pièce de 25 cents. Si on évoque « la première star de cinéma sino-américaine », ne minimisons pas son incroyable capacité de réinvention et sa force de travail. Car Hollywood, période Chinese Exclusion Act et code Hays, a continuellement contrecarré ses ambitions. Et pourtant, Miss Wong, idole marginale apparaissant dans plus de 50 films, a persévéré, devenant épisodiquement une chanteuse de vaudeville australienne, une sommité du théâtre britannique, une diva de films de série B et une célébrité de la TV américaine. Sans oublier la mode et le schproum. Sans elle, Louise Brooks n'aurait jamais osé le carré garçonne et Marlene Dietrich ne serait pas une icône bisexuelle. Limehouse Blues ? C'est la première à danser dessus en 1934. These Foolish Things ? Écrit pour elle bien avant que Billie ou Ella ne l'interprètent. Une queen à la Joséphine Baker, moderne et désobéissante, certainement pas une china doll.
Crépuscule d'été / les ombres des enfants jouent / jusqu'à s'éteindre
Mai 2019, Walk of Fame, Hollywood Boulevard. Lucy Liu inaugure son étoile : « On parle souvent de mes films à succès comme étant révolutionnaires pour une Asiatique, mais les Asiatiques font des films depuis longtemps. Ils ne les faisaient tout simplement pas ici, parce que nous n'étions pas encore invités à la table. J'ai eu la chance que des pionniers comme Anna May Wong et Bruce Lee aient ouvert la voie. Si mon œuvre a contribué à combler le fossé entre les rôles stéréotypés, d'abord attribués à Anna May, et le succès grand public d'aujourd'hui, je suis ravie d'avoir fait partie du processus. Il y a 100 ans, Anna May a été une pionnière tout en endurant le racisme, la marginalisation et l'exclusion. Nous pourrions en fait créer notre petit Chinatown ici même. »
Quel est l'héritage d'Anna May Wong ?
Anna May Wong est célébrée aujourd'hui comme la première star sino-américaine de Hollywood et la première à recevoir une reconnaissance internationale. L'héritage qu'elle laisse derrière elle reste contrasté : bien que limitée dans ses rôles, elle a réussi dans une profession dominée par les blancs. Wong est inspirante parce qu'elle refuse, décide : alors qu'elle cherche une voie moins stéréotypée, le cinéma sonore lui permet de trouver aussi sa voix (au pluriel plutôt, car elle parle au moins quatre langues). Sa carrière a été une percée qui a contesté les notions racistes concernant la capacité des Américains d'origine asiatique à réussir. Si l'on ne peut affirmer que ses films ont contribué à faire évoluer les représentations, sa notoriété et son cheminement ont aidé à une forme de respect.
Je m'appelle 黃柳霜 (Wong Liu Tsong, « saule jaune givré »)
Née le 3 janvier 1905 à Los Angeles, troisième génération d'une famille d'émigrés, Anna May Wong a grandi au-dessus d'une blanchisserie. Non loin des tournages et des cinémas. Victime de violences racistes dès l'école, dans un contexte de loi xénophobe du Chinese Exclusion Act (1882-1943, premier acte US de restriction des droits d'immigration) et d'anti-métissage, de grimage et switch ethnique totalement décomplexés dans les arts du spectacle, Wong décroche son premier rôle à 14 ans en tant que figurante dans La Lanterne rouge (avec Nazinova en yellowface). Sa première apparition créditée est aux côtés de Lon Chaney (Bits of Life), puis un rôle principal pour Fleur de lotus (premier film couleur au procédé Technicolor), et une performance remarquée pour l'esclave mongole en bikini dans Le Voleur de Bagdad. Tout au long de sa carrière, Anna May Wong a subi deux stéréotypes orientalisants, deux antipodes érotiques au service d'acteurs blancs souvent grimés : la soumise concubine Madame Butterfly inspirée de Puccini et la fatale Dragon Lady, démone sournoise et patte-pelue. Leur point commun est la mort inévitable du personnage. Lassée du binaire, Wong commence ses voyages hors US, se réinvente grâce au « Film Europe » et conquiert le respect d'intellectuels (Walter Benjamin, Pirandello, Carl Van Vechten), entretient son réseau d'amitiés mondaines (Lawrence Olivier, Marlene Dietrich, Man Ray, Paul Robeson, Langston Hughes ou Joséphine Baker). Entre 1919 et 1929, Wong tourne dans une trentaine de films muets, en Amérique, en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, et trois films font d'elle une star internationale : Ange maudit et Papillon de la rue (Richard Eichberg), puis l'unique Piccadilly (E. A. Dupont). En 1932, elle donne la réplique et confronte sa photogénie en colère à Marlene-Shanghai Lily chez Sternberg. Le reste des années 30 est consacré à une tournée de shows cabaret solo dans toute l'Europe, de Madrid à Göteborg, jusqu'en Australie (1939) et quelques séries B pour la Paramount (Robert Florey, Joseph H. Lewis).
La Terre chinoise
En 1935, Wong tente de décrocher le rôle principal dans l'adaptation d'un best seller de Pearl Buck, Visages d'Orient. Le maquillage et la falsification ethnique gagneront... jusqu'à l'Oscar de la meilleure actrice pour Luise Rainer. En rupture, elle effectue son seul et unique voyage en Chine et réalise My China Film, diffusé vingt ans plus tard sur ABC. À cette époque, Wong s'était imposée comme une star de la TV en incarnant une galeriste-détective qui parcourait le monde pour résoudre des crimes dans La Galerie de madame Liu-Tsong. Son dernier projet pour le cinéma était l'attendu Au rythme des tambours fleurs, comédie musicale avec Nancy Kwan et un casting exclusivement asiatique. Anna May Wong meurt en février 1961, juste avant le tournage, et c'est Juanita Hall qui jouera Tante Liang. Miraculeusement, des uchronies comme Hollywood (série écrite par Ryan Murphy avec Jessica Yu à la réalisation) témoignent du parcours d'Anna May Wong, tout en l'intégrant dans la lutte pour les droits civiques pour mettre un terme à toute forme de ségrégation à l'écran. Mars 2023, 95e cérémonie des Oscars, Michelle Yeoh embrasse sa statuette de la meilleure actrice pour Everything Everywhere All at Once : « Pour tous les petits garçons et les petites filles qui me ressemblent et qui regardent ce soir, c'est une lueur d'espoir et de possibilités. C'est la preuve que les rêves deviennent réalité. Et mesdames, ne laissez personne vous dire que vous n'êtes plus dans la fleur de l'âge. »
Émilie Cauquy