En quête d'absolu

29 janvier 2025

« Quand j'étais gosse, maman me disait de ne pas fixer le soleil. Alors, à 6 ans, je l'ai fait. » C'est à travers l'évocation d'une transgression enfantine que s'ouvre Pi, le premier film low budget d'un Darren Aronofsky pas encore entré dans la trentaine. Œuvre fondatrice, qui décroche le Prix de la mise en scène au Festival de Sundance 1998, Pi annonce ce qui nourrira continuellement le cinéma d'Aronofsky : le portrait de personnages partagés entre science et religion, entre raison et foi, entre passion et obsession. De Max, qui dans Pi veut démontrer que la planète est régie par des principes mathématiques, à Charlie, le professeur reclus de The Whale, en passant par Nina, la ballerine paranoïaque de Black Swan, les protagonistes d'Aronofsky interrogent, parfois malgré eux, leur raison d'être.

Trouver les fractures

Si Max était un peu « seul contre tous », les quatre protagonistes de Requiem for a Dream, adapté d'un roman d'Hubert Selby Jr., ne savent pas mettre à profit leur nombre pour s'entraider. New York, ville de naissance d'Aronofsky, témoigne de leur descente aux enfers, eux qui sont prisonniers de leurs addictions. Les décors, magnifiés par la photo de Matthew Libatique, finissent par refléter leur délabrement physique et mental. Entouré depuis longtemps par une aura culte (son montage a fait date, tout comme sa BO signée Clint Mansell), le film reste une tragédie moderne et chorale, où la drogue est un leurre perpétuel, qui vend quelques instants de rêve et de plénitude pour mieux réduire tout à néant.

La destruction est au cœur de The Fountain, le film maudit de son auteur, dont l'échec public aurait pu mettre un coup d'arrêt à sa carrière florissante. Aronofsky a conçu un ambitieux récit gigogne, partagé entre passé, présent et futur. Tout mène dans le film à une épiphanie : l'acceptation d'une réalité que les héros, les trois Tom, peinent à saisir. Hugh Jackman a la lourde charge d'incarner ces hommes obstinés, qui espèrent maîtriser la nature pour parvenir à leurs fins, sans percevoir qu'ils ne sont qu'un rouage dans une mécanique de cycles. Le cinéaste oppose le dogme à la foi, et laisse entrevoir ses positions écologiques. Mais son vrai sujet est ici l'amour, faisant de The Fountain un grand mélodrame hanté par le deuil.

Les corps s'usent, les âmes aussi

The Wrestler, couronné du Lion d'or à Venise en 2008, inaugure une forme de renaissance pour Aronofsky après les déboires de The Fountain. Cette chronique du déclassement d'un catcheur, autrefois populaire, désormais vieillissant, marque le dernier grand rôle de Mickey Rourke, admirable dans la peau de Randy, qui ne vit plus que pour le ring et la communion avec son public. Tourné à l'économie, sans Matthew Libatique, chef op' attitré du cinéaste, The Wrestler s'imprègne de l'authenticité du cinéma direct. Aronofsky s'aventure là où on ne l'attendait pas, du côté du portrait social. Randy était au crépuscule de sa carrière. Nina, elle, est tout juste promue première danseuse pour Le Lac des cygnes. La bonne élève doit apprendre à lâcher prise. Black Swan fait constamment écho à The Wrestler : le corps comme outil de travail, malmené, qu'il faut entretenir. Aronofsky place sur un pied d'égalité catch et ballet, deux sacerdoces éreintants dont les représentations – sur le ring ou sur la scène – relèvent de la cérémonie religieuse. Il assume de citer ses influences – Polanski, Cronenberg, Argento ou même De Palma – et souligne son goût pour l'excès et le grotesque. The Wrestler et Black Swan sont deux œuvres jumelles, qui dialoguent entre elles dans la forme comme dans le fond, submergées par le spectre de l'autodestruction.

Garder le contrôle

C'est après avoir flirté avec les majors pour signer un blockbuster de commande (RoboCop, Wolverine), que Darren Aronofsky finit par en tourner un... à ses conditions. Un privilège qu'il doit à son indépendance, préservée grâce à Protozoa Pictures, sa maison de production. Ce sera Noé : le péplum biblique codifié cède la place à une fable écologique doublée d'un conte moral sur l'avidité des hommes. Si la mise en scène s'accommode avec intelligence de la profusion de CGI, le cinéaste se passionne pour les zones d'ombre du patriarche, inquiété par ces illuminations divines, et la menace que cette foi inébranlable constitue pour l'avenir. Qui prévaudra ? Pour la sortie française du film, il confiait ainsi au magazine CinemaTeaser : « C'est le cœur du film : est-ce que les gens responsables de la déliquescence de la planète ont droit à une deuxième chance ? Surtout si nous sommes les descendants du péché originel, et que nous sommes capables d'accomplir de nouveau ce péché ? »

Cette attention portée à la question écologique atteint son paroxysme avec Mother!, parabole de soufre et de chaos sur les violences subies par la Terre nourricière. Des personnages-concepts, un huis clos inextricable au sein d'une maison eschérienne que la propriétaire, « Mother » (Jennifer Lawrence), n'ose pas défendre des assauts de visiteurs fortuits... Si la métaphore environnementale prime, la puissance de la narration en délivre une autre : celle, inconfortable, de l'emprise d'un artiste sur sa muse. Aronofsky inverse le rapport de force attendu, filmant la manière dont l'homme s'abreuve, tel un vampire, à la vitalité de la jeune femme. Comme une réponse à l'optimisme de Noé, Mother! vient constater l'implacable dimension cyclique et destructrice du monde, et livrer un négatif de The Fountain sur la représentation du couple.

L'autodestruction et la rédemption sont les deux moteurs essentiels de The Whale, dernier film en date du cinéaste. Le cœur de Charlie (Brendan Fraser, dans un come-back qui lui a valu l'Oscar) va lâcher, mais il refuse d'aller à l'hôpital. Les raisons ne sont pas purement économiques : Charlie a perdu le goût de vivre. Son acte de contrition est de se punir, jusqu'à la mort. Son rejet du dogme religieux s'accompagne paradoxalement d'une foi inébranlable en l'Autre. Charlie voit le bien en chacun (sauf en lui-même), et en particulier dans sa fille adolescente, qu'il a abandonnée. De ce nouveau huis clos étouffant, Aronofsky retient cette problématique de la place de la doctrine religieuse dans une Amérique qui n'avait pas encore implosé sous les clivages. Faut-il voir dans l'empathie dont déborde ce personnage un message d'espoir ?

Michael Ghennam