Psychopathologie de la vie quotidienne : le petit monde de Mike Leigh

29 janvier 2025

Mike Leigh est un cinéaste reconnu. Ses œuvres télévisuelles notamment ont marqué le public britannique, et il reste une référence pour de nombreux réalisateurs, bien que parfois un contre-modèle dans sa manière, jugée claustrophobe, de filmer les cités. Pourtant, il a souvent eu du mal à financer ses films. Excepté lorsque le thème est dicté par le caractère biopic du genre (Topsy-Turvy sur le duo des librettiste et compositeur Gilbert et Sullivan, le peintre Turner dans le film éponyme) ou par le choix d'un sujet précis comme l'adoption (Secrets et Mensonges), le fait de ne pas avoir de synopsis à soumettre aux producteurs en raison de sa méthode, véritable maïeutique avec ses acteurs, peut expliquer sa longue période de travail à la BBC, et le laps de temps entre ses deux premiers films : Bleak Moments (1971) et High Hopes (1988).

Lors de son retour au cinéma, Mike Leigh a été associé à Ken Loach ou Stephen Frears, parce que leur succès contribua à relancer le cinéma britannique et qu'ils partageaient une vision critique du thatchérisme qui bouleversait alors l'économie et les rapports de classes de ce pays. Dans High Hopes, dont le titre sonne comme une antiphrase, le plus gros cactus de la collection de Shirley porte le nom de la Première ministre. Ses autres films (Life Is Sweet, Naked) et téléfilms (Meantime) de l'époque évoquent les effets désastreux des débuts du néolibéralisme sur la classe ouvrière et la petite classe moyenne du Royaume-Uni. Ils restent dans l'esprit de ses téléfilms ou pièces filmées des années 70, dont la tonalité humoristique, voire caustique, entre comédies de mœurs et contes moraux, lui valurent d'être étiqueté « satiriste de la bourgeoisie » ou « de la banlieue pavillonnaire ». Nuts in May en est un exemple savoureux, où un camping du Dorset devient le théâtre de frictions entre ex-hippies embourgeoisés, prolos en goguette et paysans locaux goguenards.

À l'image de certains de ses personnages qui oscillent entre socialisme et écologisme, Mike Leigh montre dans tous ses films une sensibilité politiquement marquée à gauche et sa perception des rapports de classes : la plupart sont structurés autour de tranches de vie de deux ou trois strates sociales liées par la famille ou le lieu de travail. Dans ses films historiques, la lutte des classes devient frontale. Peterloo retrace les quelques jours qui aboutirent au massacre ainsi surnommé en référence à la boucherie de Waterloo, lorsque la cavalerie réprima dans le sang une manifestation pacifiste pour étendre le droit de vote aux ouvriers et réformer la carte électorale qui desservait les nouveaux grands centres industriels comme Manchester.

Cependant, si ses films s'inscrivent tous dans une veine sociale, voire naturaliste, ses comédies et ses drames contemporains (de Secrets et Mensonges, Palme d'or 1996, à Another Year en passant par All or Nothing) comme ses films d'époque (Topsy-Turvy, Vera Drake, Mr. Turner, Peterloo) ne sont pas strictement partisans. Mike Leigh l'a souvent rappelé : il déteste le didactisme idéologique et demeure empathique, même s'il ne s'interdit pas quelques sarcasmes, par exemple à propos de la gentrification des quartiers de l'Est londonien dans High Hopes ou Deux filles d'aujourd'hui. L'une d'elles demande au yuppie qui cherche à vendre son loft cossu au sommet d'une de ces tours qui ont poussé le long des anciens docks si, par beau temps, il a une belle vue sur la lutte des classes.

Ce qui intéresse le réalisateur, c'est la matière humaine, la façon dont les individus se confrontent aux normes en cours, dont ils arrivent, ou pas, à tomber le masque imposé par le jeu social, et à se dépêtrer de divers déterminismes économiques, mais aussi socioculturels ou éducatifs, thématique qu'on retrouve jusque dans ses charges contre un académisme étouffant dans ses biopics. Les portraits psychologiques des personnages qui peuplent son cinéma visent donc une forme d'universalisme en lien avec la condition humaine. Ses thèmes de prédilection sont d'ordre existentiel : la vie, l'amour, le temps qui passe, la mort, le deuil. La question du désir ou du refus d'enfant qui hante sa filmographie trouve son point d'orgue avec Vera Drake, la faiseuse d'anges innocente.

Cette possible méprise sur sa nature profonde a conduit le cinéaste à être attaqué du fait de l'ironie ou de la caricature perçue dans certains films. Malgré sa dénonciation des pédants de toutes sortes et du patriarcat (machisme ordinaire tourné en ridicule, nombreux portraits de femmes fortes même si souvent victimes des schémas de domination familiale et institutionnelle), il fut taxé de misogynie, et son style de « réalisme survolté » (heightened realism). Sa direction d'acteurs trahirait un surplomb ou une arrogance de classe. Mike Leigh n'a jamais caché le fait que certains de ses personnages étaient inspirés de la galerie de patients que son père, médecin dans un quartier populaire de Manchester, recevait dans son cabinet au-dessus duquel vivait la famille. Mais les tics physiques ou verbaux, les maniérismes, les voix suraiguës frisant parfois l'hystérie, loin d'être les signes d'une vision condescendante ou cynique, sont les symptômes, au même titre que les maladies de peau, les troubles du comportement alimentaire ou la dépendance à l'alcool et à la cigarette, d'une humanité souffrante. Prisonnière d'une errance mentale qui, paradoxalement, prend la forme d'un enfermement, son incommunicabilité est soulignée par des plans où les personnages supposés se parler sont assis côte à côte, plutôt que face à face.

Plus qu'un moraliste, Mike Leigh est un humaniste, et l'amour qu'il porte à ses acteurs et actrices, avec lesquels il passe de longues semaines à créer les personnages et l'univers diégétique de ses films, au cours d'improvisations puis de répétitions sans scénario formalisé jusqu'à la dernière minute avant le tournage, semble réciproque. À l'instar de cinéastes comme Robert Guédiguian, il s'est constitué une famille de cinéma que le spectateur voit évoluer et s'agrandir au fil du temps. Il a contribué à lancer la carrière d'artistes qui ont depuis connu un succès international (Tim Roth, Gary Oldman, Katrin Cartlidge, Sally Hawkins) et dont certains restent fortement associés à lui tant ils sont devenus des piliers de son cinéma (Timothy Spall, Jim Broadbent, Phil Davis, Alison Steadman, Marion Bailey, Lesley Manville, Ruth Sheen). Ses films magnifient la qualité de ses interprètes par des gros plans sur des visages qui laissent observer toutes les nuances des émotions humaines, ce qui a d'ailleurs valu de nombreuses récompenses à ses acteurs et actrices – dont le Prix d'interprétation féminine à Cannes pour Brenda Blethyn et ses « Sweetheart » inoubliables dans Secrets et Mensonges.

Exception faite de Be Happy, comédie centrée sur le personnage solaire de Poppy, son goût pour la vie anodine des gens ordinaires a pris un caractère davantage mélodramatique depuis les années 2000, un retour aux sources de Bleak Moments dont le titre (« mornes » ou « sombres moments ») a valeur programmatique, puisque le film s'attache à dépeindre la vie de Sylvia et de sa sœur handicapée mentale. Ce ton parfois cafardeux, accentué par un saxophone lancinant ou un violoncelle mélancolique, n'empêche pas l'humour et la résilience de personnages hauts en couleur voire excentriques, dont les logorrhées (Naked) ou les ping-pongs verbaux (High Hopes, Deux filles d'aujourd'hui, Be Happy) vont au-delà de la politesse du désespoir. Entre rire jaune et humour noir, la comédie humaine chez Mike Leigh est à la fois thérapeutique et subversive.

Anne-Lise Marin-Lamellet