Robert Benton est un paradoxe à plus d'un titre : sévèrement dyslexique dans son enfance, ne sachant toujours pas maîtriser la ponctuation ni l'orthographe, il devient, avec son partenaire David Newman, l'un des scénaristes les plus courtisés du métier à la fin des années 60 (Bonnie and Clyde, What's Up, Doc?, Superman). Sa carrière de cinéaste n'était pas plus évidente. Quel réalisateur a dû passer un test, comme l'a exigé Paramount, pour pouvoir mettre en scène son premier film, Bad Company, modeste western avec Jeff Bridges ? Et quel réalisateur se définit, comme il le fera en 2011 dans une longue interview pour la Writers' Guild : « Pragmatique, raisonnable, [s']efforçant toujours de ne pas jouer à l'artiste » (« Get rid of the arty shit ») ? Ce qui explique sans doute pourquoi il n'est jamais cité comme référence dans les écoles de cinéma et qu'il n'a guère de crédit en France. Pourtant, il a travaillé avec les plus grandes stars, et plus d'une fois : Meryl Streep, Dustin Hoffman, Bruce Willis, Paul Newman, Jeff Bridges...
Autre paradoxe : ayant appris à dessiner pour compenser son handicap avec les mots, Benton se retrouve à New York dans les années 60 directeur artistique d'Esquire, quand le magazine a le pouls du pays. Avec son compère David Newman, rédacteur à la revue, il décrète ce qui est in et ce qui est out, avant que ce genre d'exercice ne se banalise, et certainement avant Gainsbourg. Alors comment réconcilier ce hipster new-yorkais avec l'adolescent texan un brin retardé, qui a appris la narration non en lisant des livres mais en allant au cinéma trois fois par semaine dans un bled au sud de Dallas durant la Grande Dépression, ou avec le classicisme de son cinéma ?
De son propre aveu, le scénario de Bonnie and Clyde (un coup d'essai) était destiné à Truffaut et n'avait que peu de choses à voir avec le produit fini. C'était Jules et Jim mâtiné de Tirez sur le pianiste, et Benton était tellement entiché de la Nouvelle Vague qu'il lui emprunta souvent son directeur photo emblématique, Nestor Almendros. Sa carrière s'inscrit, à peu de choses près, entre deux films policiers crépusculaires, Le chat connaît l'assassin (1977) et le superbe L'Heure magique (1998), deux variations sur le détective privé en fin de course. Le premier, solitaire et quasi mutique, est basé sur son père ; le second entretient des relations si incestueuses avec ses clients qu'il devient leur locataire. Le Chat... était clairement influencé par Robert Altman, qui produisait, et par le révisionnisme du genre qu'il avait développé dans Le Privé en 1973. « Altman m'a tout appris de la mise en scène, dira plus tard Benton, même s'il m'a viré au moins cinq fois du tournage. Il m'a appris à ne pas vouloir tout diriger, à faire confiance aux acteurs, à laisser leur place aux accidents. »
Dans L'Heure magique, il réunit des vedettes magnifiques en fin de course (Paul Newman, Gene Hackman, Susan Sarandon, James Gardner) jouant des personnages qui frôlent eux aussi la ligne d'arrivée. Le film exhibe un fétiche presque comique pour l'architecture mid-century californienne : le producteur Hackman et son épouse Sarandon habitent la maison art déco que Cedric Gibbons fit construire à Santa Monica pour sa femme Dolores Del Rio en 1930. L'ancien flic James Gardner, grâce aux pots-de-vin accumulés, peut s'offrir d'habiter la Jacobsen House, une des maisons conçues par John Lautner, reconnaissable à son plan hexagonal et ses murs en verre. Benton donne même un rôle spirituel à la demeure quand Gardner et Newman se résignent à en découdre. Alors qu'il tire au jugé dans plusieurs reflets de vitres, Gardner remarque : « C'est drôle, on ne pense jamais à ces éventualités quand on emménage. »
Benton a fait d'autres films, moins réussis. Et ses succès sont souvent mal aimés des cinéphiles. Ainsi, on a pu mépriser Kramer contre Kramer (1979) surtout à cause de l'accumulation excessive d'Oscars récoltés, et pour son thème (divorce, relation père et fils) qui capturait pourtant le Zeitgeist de l'époque. Il y a cependant beaucoup de moments vrais, surtout dus à Dustin Hoffman (lui-même en instance de divorce), qui s'était tellement investi dans le film que Benton lui a offert de partager son crédit de réalisateur. L'acteur a décliné, mais c'est ce genre de modestie qui plaisait aux vedettes, et qui les faisait revenir à lui. En 1991, Hoffman n'est pas moins sensationnel dans le rôle du gangster Dutch Schultz pour Billy Bathgate, l'excellente adaptation du roman d'E. L. Doctorow, un des rares films de studio de Benton. Lorsqu'il trouve tardivement un partenaire à la hauteur de David Newman avec le romancier Richard Russo, Paul Newman leur offre deux prestations spéciales et subtiles, dans L'Heure magique et Un homme presque parfait (1994). Dans ce dernier, Benton et Russo font merveille dans ce qui reste la fondation de l'œuvre du cinéaste : la « famille » dans le premier, la communauté dans le second. Paul Newman dans Un homme presque parfait dément sa réputation de bon à rien bagarreur et découvre, quand il doit faire un court séjour en prison, qu'il n'est « pas facile à remplacer » dans la petite ville où il vit.
On retrouve ce sens de la communauté dans Les Saisons du cœur, son troisième film, et le plus personnel. Cette évocation de sa ville natale (Waxahachie, Texas) durant la Dépression, centré sur un personnage inspiré par sa grand-mère, pourra sembler rebutante à certains, mais le film possède un charme subtil, nous surprenant à l'abord de tous les clichés du mélo racial. Oui, le fermier-vagabond joué par Danny Glover qui s'allie à la jeune veuve (Sally Field) aura bien sa récolte ; oui, le Klan se pointe et Glover est sauvé du lynchage (par un aveugle, John Malkovich). Mais il devra néanmoins quitter la ferme. Benton est un réaliste plus qu'un dramaturge, et quand il termine son film par la scène d'église attendue, il subvertit encore le cliché, montrant tous les morts et les absents contribuer à la quête, ceux qui devraient être là en vrai, dans un monde parfait. Le cinéma de Robert Benton n'est pas toujours parfait, loin de là, mais il récompense souvent la patience.
Philippe Garnier