Ernst Lubitsch, producteur et metteur en scène

N. T. Binh - 28 janvier 2025

Ninotchka (Ernst Lubitsch)

Derrière ces immenses classiques que sont Haute Pègre, Ninotchka, The Shop Around the Corner et To Be Or Not to Be, se dresse une figure mythique de l'histoire du cinéma, celle du metteur en scène Ernst Lubitsch.

Un cinéaste allemand

Avant sa carrière américaine, il avait été, avec Fritz Lang et F. W. Murnau, un des cinéastes les plus célèbres du cinéma muet allemand. Né à Berlin d'une famille émigrée de Russie, élevé dans le quartier juif des magasins de confection où il était destiné à reprendre le commerce de son père, le jeune Ernst Lubitsch se passionne très tôt pour le théâtre et entre « par la petite porte » dans la compagnie du fameux Max Reinhardt. Au milieu des années 1910, il devient acteur de cinéma comique, et dès 1915, réalise les courts métrages où il joue. À partir de 1917, il cesse de jouer dans ses films (hormis de courtes apparitions) et, recrutant chez Reinhardt tant derrière que devant la caméra, contribue à révéler les futures stars de l'écran que sont Ossi Oswalda, Emil Jannings, Henny Porten ou Pola Negri. Il alterne des comédies souvent burlesques où se met en place un style d'humour iconoclaste préfigurant sa filmographie à venir (La Princesse aux huîtres, La Chatte des montagnes, La Poupée) avec des drames en costumes aux moyens de plus en plus monumentaux, qui vont assurer après la Première Guerre mondiale sa renommée internationale (La Du Barry). Et surtout, à la firme UFA, il prend l'habitude d'un contrôle absolu sur tous les aspects de la création – habitude qu'il importera de façon indomptable à Hollywood.

Un maître du cinéma muet hollywoodien

Invité aux États-Unis par Mary Pickford, superstar et productrice au sein des Artistes Associés, il y réalise Rosita (1923), film d'époque au budget considérable. Même si ce n'est pas le succès escompté, il poursuit sa carrière à Hollywood où son prestige ne se ternira jamais. Signant un contrat avec un studio qui n'est pas encore une major, la Warner, il développe à partir de Comédiennes (1924) un style de comédie de mœurs teinté de mélodrame dont il dit avoir puisé l'inspiration dans L'Opinion publique de Chaplin (1923, premier film non interprété par son auteur et échec commercial notoire), et qui trouvera son apogée avec L'Éventail de Lady Windermere (1925). Cela ne l'empêche pas de réaliser des films pour d'autres compagnies plus installées, comme Paramount (Paradis perdu) et MGM (Le Prince étudiant). Durant cette période muette, Lubitsch est crédité en tant que producteur-réalisateur, comme D. W. Griffith, Cecil B. DeMille, King Vidor ou bien sûr Chaplin, et son nom est mis en avant dans la publicité autant que celui des stars : « un film de », « une production de », « un film produit et réalisé par ». C'est alors que naît la formule qui fera le bonheur des attachés de presse, des journalistes et des critiques : la « Lubitsch touch », vantée jusque sur les affiches et dans les bandes-annonces, deux mots synonymes d'élégance stylistique et de complicité spectatorielle pour définir son art de la mise en scène.

Le roi de la comédie américaine

Contrairement à d'autres grands auteurs du muet, le succès de Lubitsch n'est pas freiné par le cinéma parlant, au contraire : faisant fi du bavardage importé de Broadway, il se déchaîne dans un genre qu'il contribue à créer, le musical, faisant chanter et danser Maurice Chevalier et Jeanette MacDonald dans une succession d'éclatantes opérettes, de Parade d'amour à La Veuve joyeuse. Son inventivité triomphe aussi dans des comédies qui s'accommodent avec jubilation du code d'autocensure de l'industrie hollywoodienne, en traitant avec une ironie non-conformiste les rapports de couple et le désir amoureux. Si Sérénade à trois, sorti en 1933, est interdit d'exploitation dès l'année suivante pour cause d'amoralité, cela n'empêche pas Lubitsch d'accéder à un poste de pouvoir qu'aucun réalisateur dans l'histoire de Hollywood, ni avant, ni après lui, n'a obtenu : la direction de toute la production d'un studio (Paramount), en 1935. Bien sûr, c'est une anomalie : on voit mal comment l'ego de rivaux comme Sternberg ou DeMille aurait pu se plier aux ordres d'un collègue ! Il quitte ce poste après une saison, mais sa réputation est désormais indétrônable. Malgré des revers commerciaux et critiques, puis la rupture avec Paramount, Ernst Lubitsch, à la fin des années 30, est un créateur respecté par la profession. Greta Garbo, dont le contrat de star lui donne droit de regard sur le choix de ses réalisateurs, le choisit pour sa première comédie, censée redorer sa popularité (Ninotchka, 1939), mais Lubitsch négocie en retour le financement par MGM du projet dont il a acquis les droits, The Shop Around the Corner. Résultat : deux chefs-d'œuvre !

Au générique et sur les affiches, Lubitsch a son nom « au-dessus du titre ». Il possède le final cut à une époque où c'est rarissime (car il est crédité comme producteur). C'est un metteur en scène pour metteurs en scène (directors' director), un modèle pour ses contemporains et ses successeurs. Ainsi Billy Wilder, qui fut son scénariste, gardera une pancarte accrochée dans son bureau quand il deviendra lui-même metteur en scène : « Comment est-ce que Lubitsch aurait fait ? »

Mais Ernst Lubitsch a besoin du système qu'il se plaît à transgresser : tenté par la production indépendante, il fonde sa société, encore épaulé par les Artistes Associés, en 1941. C'est ainsi qu'il parvient à faire financer l'antinazi To Be Or Not to Be (1942), coproduit par Alexander Korda en Angleterre. Même si le film est un relatif échec commercial et partage la presse, cela n'empêche pas Lubitsch de signer un contrat avantageux avec un autre studio : la 20th Century Fox lui permettra de tourner le plus gros succès de sa carrière (Le ciel peut attendre), puis sa dernière œuvre majeure (La Folle Ingénue). Ce bon vivant hyperactif succombera en pleine gloire d'un second infarctus quelques semaines après avoir reçu de ses pairs un Oscar d'honneur. Mais sa notoriété et sa postérité ne feront que s'accroître au fil des générations, en Amérique et bien au-delà : Ozu le vénérait (au point d'inclure un extrait dans l'un de ses films), de même que, plus tard, Godard et Truffaut, ce dernier rendant hommage au sens de la litote du maître : « Dans le gruyère Lubitsch, chaque trou est génial. »

N. T. Binh

N. T. Binh est critique de cinéma à la revue Positif sous le nom de plume de Yann Tobin, ancien enseignant à l’École des arts de la Sorbonne, auteur d’une vingtaine d’ouvrages (trois fois lauréat du prix littéraire du Syndicat de la critique), commissaire d’exposition dont Comédies musicales : la joie de vivre du cinéma à la Philharmonie de Paris (2018).