Histoire orale de L'Armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969)

Hélène Lacolomberie - 8 novembre 2024

1942, Londres. Jean-Pierre Grumbach, alias Melville dans la clandestinité, découvre L'Armée des ombres, le récit sobre et implacable sur la Résistance que vient de publier Joseph Kessel. Et l'idée de le porter à l'écran devient son obsession.
1969, France. Melville a gardé son pseudonyme, réalisé des chefs-d'œuvre, et tourne l'adaptation de L'Armée des ombres, entouré de techniciens talentueux et avec un casting prestigieux. Les méthodes du cinéaste, particulièrement exigeant, sont parfois mal acceptées. Notamment par Lino Ventura.
Retour, par la voix de ceux qui l'ont vécu, sur le tournage d'un film devenu un monument, celui auquel le metteur en scène au Stetson et verres fumés tenait le plus.

Avec Joseph Kessel (auteur), Jean-Pierre Melville (metteur en scène), Simone Signoret (interprète), Paul Meurisse (interprète), Jean-Pierre Cassel (interprète), Odette Ventura (femme de Lino Ventura, interprète), Paul Crauchet (interprète), Colonel Passy/André Dewavrin (interpète, dans son propre rôle), Pierre Lhomme (directeur de la photographie), Éric Demarsan (compositeur), Françoise Bonnot (monteuse), Bertrand Tavernier (attaché de presse de Melville).


ADAPTER KESSEL

Joseph Kessel (auteur) : Un des premiers hommes que j'ai tenu à voir en arrivant en Angleterre était le général de Gaulle. Quand je lui ai dit vouloir prendre du service dans une unité quelconque, il m'a répondu : « Ce que vous pourriez faire, puisque vous avez touché à la Résistance et que c'est la vraie force du peuple français, c'est écrire un livre à ce sujet. » J'ai compris que c'était ce que j'avais de mieux à faire, écrire ce qui se passait en France.

Jean-Pierre Melville (metteur en scène) : J'ai découvert L'Armée des ombres à Londres, en 1943, et depuis lors, j'ai toujours eu envie de le porter à l'écran. En 1968, quand j'ai dit à Kessel que j'allais enfin réaliser ce vieux rêve, il ne croyait pas qu'on puisse poursuivre une idée avec autant de ténacité. J'ai porté le film en moi 25 ans. Il fallait que je le fasse, et que je le fasse maintenant, complètement dépassionné, sans le moindre relent de cocorico. C'est un morceau de ma mémoire, de ma chair. Si je l'avais fait à la place du Silence de la mer, cela aurait été plus chaud, et, par la force des choses, un peu un film de propagande. Maintenant, je m'intéresse à l'anecdote, aux personnages bien sûr, mais plus du tout à la grande idée patriotique des Français mourant pour défendre leur sol.

J'ai montré des choses que j'ai vues, que j'ai vécues. Ma vérité est bien entendu subjective. D'un récit sublime, merveilleux documentaire sur la Résistance, j'ai fait une rêverie rétrospective ; un pèlerinage nostalgique à une époque qui a marqué profondément ma génération.

Je suis resté fidèle à l'esprit de Kessel, mais j'ai changé le déroulement de l'histoire. J'ai ajouté quelques détails, pour la dramaturgie. Il est certain que l'aventure exaltante de mes huits personnages principaux, je ne l'ai pas connue. Au fur et à mesure, mes souvenirs personnels s'entremêlent avec ceux de Kessel. D'ailleurs, j'ai placé en exergue une phrase de Courteline, que je trouve criante de vérité : «  Mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus, vous êtes ma jeunesse lointaine. » Voilà ce que c'est, mon film.

L'Armée des ombres 2

LES DÉBUTS

Jean-Pierre Cassel (interprète) : Melville m'a reçu en s'excusant de m'imposer cette désagréable formalité des essais. Il connaissait et appréciait mon travail, mais nous devions en passer par là, pour rassurer la production. Justement, Jacques Dorfmann, un bon copain, qui était le producteur exécutif, était présent dans le bureau, et à sa tête, j'ai compris que je n'étais pas l'acteur désiré. Les jours sont passés, pas de nouvelles, et puis, dans la presse, j'ai lu que le tournage avait commencé. Un soir, mon agent m'appelle : « Une voiture te prendra demain matin pour t'emmener au studio de Boulogne. Tu tournes le Melville. »

Paul Crauchet (interprète) : Pour moi, ça s'est passé comme d'habitude. On me téléphone : « J'ai pris un rendez-vous pour toi avec Melville. Il veut te voir. »

Pierre Lhomme (directeur de la photographie) : Quand il m'a appelé, j'étais assez étonné. Il m'avait fixé rendez-vous devant la gare d'une ville de province. Sur la place, vide, il m'attendait près de sa Camaro, avec son Stetson, ses Ray-ban, son imper mastic... Ses premiers mots, c'était pour me parler de cinéma. Le peu de films que j'avais faits, il les avait vus, il m'a dit ce qu'il appréciait dans mon travail, les metteurs en scène qu'il aimait, Wyler, Hawks, Wise... Après, il y a eu tout un dialogue qui s'est établi pendant les repérages.

Éric Demarsan (compositeur) : Mon histoire avec Melville commence par la rencontre avec François de Roubaix, qui a fait la musique du Samouraï, et dont j'ai fait les orchestrations. C'est comme ça que j'ai connu Jean-Pierre. J'étais alors un employé, pas compositeur... À la fin, il m'a dit : « On se reverra. » Le fait est que l'année d'après, il m'a appelé.

Françoise Bonnot (monteuse) : Je connaissais Melville depuis mes 16 ans. Ma mère avait été sa monteuse depuis son premier film, Le Silence de la mer, et j'ai appris dans la salle de montage avec elle, comme on apprend à parler ou à lire, c'était naturel. Plus tard, j'ai reçu un Oscar pour Z, et Melville m'a déclaré : « J'ai toujours dit que tu étais la meilleure. » Comme ma mère n'était pas disponible, il m'a demandé de faire le montage de L'Armée des ombres. Ça a été ma deuxième expérience avec lui. Et comme il était un peu tyrannique, je lui ai dit : «  Ok, un film tous les dix ans, ça me va ! »

Jean-Pierre Melville : J'ai rencontré le Colonel Passy chez notre ami Paul Meurisse. En 1942-43, c'était un personnage légendaire et mythique en France, mais je ne l'ai pas connu à ce moment-là, je connaissais juste très bien son second, Pierre Brossolette.

Françoise Bonnot : Colonel Passy n'était pas son vrai nom, c'était André Dewavrin. Il est l'un de ceux qui ont fondé la Résistance, il a eu un rôle très important. Et Melville était totalement fasciné.

Colonel Passy (interprète, dans son propre rôle) : En réalité, Jean-Pierre Melville m'a fait tomber dans un traquenard. Un jour, il m'a demandé de vérifier le décor, car il voulait mettre en place mon bureau à Londres exactement tel qu'il était. Puis il m'a dit : « Je vais vous demander un petit service, je voudrais beaucoup que vous jouiez votre propre rôle. » Parce que c'est un ami, et parce que j'étais content qu'il tourne le film d'après le livre de Kessel, qui est aussi un ami commun, je lui ai dit oui, et j'ai fait mes débuts d'acteur.

« IL FAUT QUE CELA RESSEMBLE À UNE VÉRITÉ DE LA VIE »

Joseph Kessel : Dans mon livre, il fallait que tout fut exact et, en même temps, que rien ne fut reconnaissable. À cause de l'ennemi, de ses mouchards, de ses valets, il fallait maquiller les visages, déraciner les personnes et les planter ailleurs, mélanger les épisodes, étouffer les voix, dénouer les liens, dissimuler les secrets d'attaque et de défense.

Jean-Pierre Melville : La façon de raconter un film est toujours une imitation de la vie. Je voulais que les hommes de ma génération ne se sentent pas gênés par l'évocation que je fais d'une période très particulière, je voulais aussi que ceux qui ne sont pas de ma génération découvrent un certain aspect réel de ces quatre années. Je ne voulais pas faire un film pittoresque sur la guerre.

Jean-Pierre Cassel : Je me suis présenté vêtu du fin pantalon en velours et de la veste de pilote de la RAF en cuir que j'avais enfilée négligemment, le col relevé. Melville s'est approché avec un léger sourire de satisfaction, et fermement, a boutonné la veste et rabaissé le col : « C'est comme ça que nous le portions. »

Simone Signoret (interprète) : Moi, je ne pouvais puiser mes références que dans ce qu'on m'avait raconté. J'ai connu des femmes comme Mathilde, mais je ne savais rien de ce qu'elles étaient au moment où je les ai connues. Par contre, je peux vous dire qu'elle m'a parue évidente, cette femme, pendant tout le temps où je l'ai jouée, d'autant plus que nous avions sur le plateau une vraie « Mathilde » : Maud Begon [la maquilleuse] totalisait 19 mois de captivité entre la forteresse et les camps. Elle nous maquillait, elle m'améliorait, moi, ou elle défigurait ceux qui avaient subi la torture. Pour eux, elle faisait sûrement appel à ses souvenirs pour bien faire son travail.

Françoise Bonnot : Personne ne sait jusqu'à quel point on peut endurer avant de parler, et de trahir, c'est quelque chose dont Melville parlait souvent avec Passy. Il ne voulait pas montrer la torture en elle-même, juste le résultat. Cela laisse place à l'imagination, et souvent ça a beaucoup plus de poids. Je pense que cela obsédait Melville.

Colonel Passy : Lorsque Melville m'a montré le manuscrit, il y avait un texte qui n'aurait pas été tout à fait conforme à ce que j'aurais pu dire à l'époque à Londres. Je lui ai donc demandé à le changer, et j'ai finalement eu un texte en français et en anglais, qui est ce que j'aurais probablement dit.

Pierre Lhomme : Melville m'a avant tout parlé des carnations. C'était important pour lui que les résistants n'aient pas un air poupin, bronzé... Plus on en parlait, plus on aurait souhaité tourner en noir et blanc. Mais la couleur était devenue une norme à la fin des années 60. Nous avions en commun d'aimer les couleurs froides, plus fidèles au grain de la peau. Il voulait une image aussi monochromatique que possible, dans les tons bleus et verts. Mais faire monter les cyans à l'étalonnage aurait risqué de rendre les peaux trop froides. On a du coup demandé aux peintres de plateau d'ajouter une couche jaune-orangé, pour limiter le contraste entre le décor et les peaux. Cette nuance était supprimée au moment de l'étalonnage, ce qui nous assurait des peaux blêmes.

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LA SOBRIÉTÉ

Simone Signoret : C'est la première fois que je travaille avec Melville, il m'épate, parce qu'il reste un artisan au milieu d'un gros machin. Son studio a brûlé rue Jenner, il est là à Boulogne, c'est beaucoup plus luxueux, et il travaille comme il travaillait chez lui.

Françoise Bonnot : Melville se fichait d'avoir de beaux effets spéciaux. Il aurait bien aimé, mais à l'époque, il n'y avait pas les effets spéciaux d'aujourd'hui. Alors il se fichait d'avoir de vrais avions, et là, ils ont vraiment l'air faux. Son point de vue était que ce n'était pas le centre de l'histoire.

Pierre Lhomme : J'ai regretté que Théo Meurisse, le chef déco, n'ait pas le temps de donner plus de réalisme à certains décors en studio. Trop souvent, on ouvrait une porte ou une fenêtre sur du carton-pâte. Melville nous rétorquait que dans les films de Hitchcock, ça ne gênait personne. Pour le plan sur De Gaulle, ce n'est pas un masque ! Melville a fait faire une peinture du visage du général, appliquée comme on pouvait sur l'acteur... tout avait été pensé de façon à ce que le raccord du regard soit juste. On pleurait de rire derrière la caméra en voyant le résultat ! Melville a fait ses classes dans la pauvreté, si je puis dire, avec des moyens limités. Mais comme il était très astucieux, il avait réussi à développer une certaine habileté pour se sortir de situations délicates.

Paul Crauchet : Le chapeau melon, c'est lui, c'est une idée de Jean-Pierre. Je ne savais pas quoi prendre, une casquette, un béret...

Pierre Lhomme : Il n'y a pas de dialogues, mais des sons. Ce qui est impressionnant et rare, c'est qu'il y a la durée nécessaire pour que l'intelligence et la sensibilité fonctionnent. C'est une mise en scène rigoureuse et dépouillée, sobre, quasi inéluctable et sans coquetterie. Ce n'est pas un film très parlant. Si les gens n'ont rien à dire, ils se taisent. Et c'est très inhabituel de nos jours. Dans ce film, le silence est presque aussi important, parfois plus, que les mots.

Éric Demarsan : Melville m'a poussé à écrire une vaste partition, grave, profonde et intérieure, sans excès de lyrisme. L'écriture est minimaliste, il n'y a pas de fioritures, pas de fusées de violons qui partent, c'est au contraire presque linéaire.

Pierre Lhomme : Quarante ans plus tard, alors que je supervisais la restauration du film, j'ai réalisé combien Melville était bressonien. Tous ses moments de grande cinématographie, au fond, c'est du Bresson avec de grands acteurs.

Jean-Pierre Melville : Il m'arrive de lire « Melville bressonnise ». Je suis désolé, c'est Bresson qui a toujours melvillisé !

LA SCÈNE D'OUVERTURE

Jean-Pierre Melville : C'est une idée folle que d'avoir voulu tourner le défilé allemand sur les Champs-Élysées. Il existait une tradition, depuis la Première Guerre mondiale, qui interdisait la présence d'acteurs portant l'uniforme germanique sur les Champs-Élysées. C'est une reconstitution, pour laquelle tous les gens du film ont douté.

Pierre Lhomme : On raconte que Melville l'aurait tournée seul, sans autorisation. C'est une légende. Il ne pouvait pas faire défiler l'armée allemande sur les Champs-Élysées, mais il a exigé l'orchestre d'un bataillon de la Wehrmacht. Le problème, c'était d'obtenir les Champs vides, requête finalement acceptée. Pour l'anecdote, les soldats sont joués par des danseurs qui ont répété pendant une semaine au studio de Boulogne. Melville pensait que personne d'autre n'arriverait à marcher au pas de l'oie ! Il était obsédé par ce plan, au point que les jours qui ont précédé son tournage, il quittait sans arrêt le plateau en disant : « Les cocos, je vais voir mes danseurs ! »

Jean-Pierre Melville : On m'a d'abord donné l'avenue d'Iéna pour que je puisse faire des répétitions. À 3 heures de la nuit, toute circulation barrée, l'avenue éclairée uniquement par des becs de gaz, les hommes en uniforme ont commencé à défiler. C'était un spectacle fantastique. Wagnérien. Infilmable. Je vous jure que j'ai été ému. Puis j'ai eu peur.

Françoise Bonnot : Robert Pouret était le monteur son qui s'occupait aussi des bruitages. Melville lui a dit : « Je ne veux que le vrai son de vraies bottes allemandes. Donc tu dois te débrouiller pour avoir des bottes allemandes. » Et il a précisé : « Assure-toi de ne pas mettre la botte gauche à droite et inversement, parce qu'elles ne font pas le même bruit. » Ce qui est vrai ! Alors avec Robert Pouret, on a passé toute la nuit à accorder les pas un par un avec la musique et tout le reste.

Jean-Pierre Melville : C'est vrai, j'ai pris le bruit des vrais pas allemands. Il est inimitable.

Françoise Bonnot : Il était très précis sur ce qu'il voulait obtenir. Cette scène, quand je montais, elle a été à un moment au début, puis à la fin, puis de nouveau en ouverture. Quand on a fait le mixage final, elle était à la fin. Après deux jours de travail non stop, on a terminé un mercredi à 7 heures du matin, pour que le film soit prêt à temps, car il sortait le lendemain, à 14h. Et le jeudi matin, Melville m'appelle et me dit : « Finalement, je veux la marche au tout début ». J'ai répondu : « Tu plaisantes, c'est impossible, le film a déjà été envoyé aux premières salles ! », et il m'a emmenée lui-même faire le tour des salles pour récupérer les bobines.

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L'EXIGENCE ABSOLUE

Paul Crauchet : Il aimait bien intervenir sur le cadre, la technique. Contrairement à beaucoup d'autres qui se reposaient sur leur équipe. Mais pour lui le cinéma était quand même un peu plus qu'une technique.

Pierre Lhomme : Honnêtement, il m'attendait au tournant ! Le premier plan que j'ai tourné, j'étais franchement inquiet ! Pendant la première projection, il était derrière moi, et m'a mis la main sur l'épaule pour manifester sa satisfaction, l'angoisse s'est dissipée...

Éric Demarsan : Il était complètement directif. Moi, je n'ai vu les images qu'une fois les thèmes validés. Il était très impliqué, il savait ce qu'il voulait.

Pierre Lhomme : Le tournage pour moi était comme une mise à l'épreuve quotidienne. Pour la première fois, je travaillais avec quelqu'un qui n'était pas un ami ou un collègue de ma génération : j'étais confronté aux exigences d'un Monsieur. Je devais gagner sa confiance et sa reconnaissance, le minimum d'estime pour oser, pour affirmer un point de vue, un regard.

Éric Demarsan : Chaque semaine, j'allais lui apporter un thème nouveau. Et à chaque fois il me disait : « C'est bien ». J'ai eu une chance avec lui, c'était incroyable. Je sais qu'il y a un thème qui a disparu, qu'il n'a pas mis et que j'aurais bien aimé qu'il mette. Mais à la réflexion, il avait sûrement raison.

Jean-Pierre Cassel : C'était un homme de conflit. Il voulait être seul à décider ce qui devait aller bien ou tourner mal.

Pierre Lhomme : C'était un magnifique séducteur, un peu pervers. Il pouvait me donner du « Pierre » ou du « mon petit Pierre », puis subitement du « Monsieur Lhomme » pour reprendre ses galons avec autorité.

Paul Meurisse (interprète) : Quand il est sur un plateau, il joue la comédie, puisque tout le monde joue la comédie, il joue le rôle de l'hôte.

Éric Demarsan : C'était un personnage très difficile. Mais avec moi ça a toujours été facile. Une fois il avait dit à Françoise Bonnot : « Ce qui est embêtant avec Demarsan, c'est qu'on ne peut pas s'engueuler avec lui ! » Il adorait s'engueuler. On n'a pas eu l'occasion de s'engueuler du tout. Une seule fois, il lui est arrivé de se fâcher contre moi, devant 50 musiciens : « Les pas des militaires de la marche allemande ne sont pas synchrones ! » Il était en fureur. J'ai donc « pris le quart d'heure », comme on dit.

Françoise Bonnot : Pour moi, c'était un genre de grand frère. Je l'aimais beaucoup, il était très drôle.

Paul Crauchet : C'était un homme avec qui on s'amusait beaucoup. On en a fait des conneries ! Il les recherchait, d'ailleurs.

Jean-Pierre Melville : Nous avons eu des scènes difficiles, comme cette nuit où Cassel, Crauchet et moi étions exténués. Nous tournions au Cintra à Marseille, je tenais à tourner là parce que ce décor me rappelait Joseph Kessel, que j'avais vu là, un jour.

Paul Crauchet : Melville est venu nous voir, Cassel et moi : « Vous n'en avez pas marre de travailler ? Vous n'avez pas envie qu'on aille prendre l'air au bord de la mer ? » Nous sommes allés entre Marseille et Cassis, on s'est allongés sur le sable et là, il a rêvé tout haut, et nous aussi. C'est le soleil levant qui nous a sortis de notre rêverie. Nous n'avions pas dit où nous étions, l'assistant était furieux !

Jean-Pierre Melville : Je déteste tourner, le seul répit que je peux trouver dans cette pénible affaire, c'est d'avoir à un moment la chose merveilleuse à faire qui est la direction des comédiens. Je ne suis pas du tout dur avec les acteurs, un acteur c'est une chose fragile. Je suis beaucoup plus exigeant pour les gens qui sont derrière la caméra.

Paul Meurisse : C'est très important qu'un metteur en scène ait le goût des acteurs. On ne lui demande pas d'avoir de l'amour pour eux, et c'est ce qu'il a d'ailleurs. Je crois qu'il est un des rares metteurs en scène à ne pas mépriser les acteurs parce qu'il ne les envie pas.

Jean-Pierre Melville : Un directeur d'acteurs, c'est un monsieur qui se sert de ce que l'acteur lui apporte, et non qui impose à l'acteur une façon de voir, totalement subjective et peut-être mauvaise. On ne peut pas diriger un acteur si on ne fait pas la moitié du chemin, la moitié du travail.

Paul Crauchet : Melville était attentif aux acteurs. il aimait les acteurs. Ils étaient le véhicule de sa pensée d'auteur. Il savait très bien comment leur parler, comment les exploiter en quelque sorte. On discutait beaucoup. Il cherchait à susciter chez l'acteur une vie, une vitalité.

Jean-Pierre Cassel : Après un début de tournage idyllique, il a commencé à se montrer assez désagréable avec moi. Son ton devenait un peu persifleur : « Quand je pense que j'aurais pu avoir pour le rôle de Jean-François un acteur anglais comme Alan Bates ou Tom Courtenay... » Un jour, je lui dis : « Jean-Pierre, ça va être comme ça pendant tout le tournage ? » À partir de là, il a été suave avec moi. Il avait compris qu'il fallait continuer à me mettre en confiance.

Bertrand Tavernier (attaché de presse de Melville) : Ce côté autoritaire l'amenait quelquefois à être en lutte avec certains de ses acteurs. Pour Simone Signoret, il y avait un respect immense, il ne pouvait pas la terroriser comme il l'avait fait avec certains.

Pierre Lhomme : Avec Signoret, c'était plus insidieux. Il estimait l'actrice mais pas la femme, dont il ne partageait pas les convictions. Elle était à cette époque malheureuse et abîmée physiquement. À une ou deux reprises, j'ai suggéré de couper certains plans en deux, de façon à s'approcher de Simone en changeant d'angle et de grosseur. Quand je n'arrivais pas à bien filmer son regard, j'étais quand même très embêté. Melville, lui, s'en foutait.

Simone Signoret [SPOILER] : Lorsqu'on passe sur les quatre gars dans la voiture, il y a cet échange de regards entre Mathilde et ses copains : elle comprend qu'ils vont la descendre. Si Melville ne m'avait pas parlé, juste avant, comme il m'a parlé, je n'aurais sûrement pas eu ce regard : à la fois de surprise, de terreur et de compréhension... C'est comme ça qu'il dirigeait, Melville : un mot jeté dans la conversation, une indication formidable !

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LA BROUILLE AVEC LINO

Jean-Pierre Melville : On peut être très sec sur un plateau, et ne pas avoir de rapport avec les gens. D'ailleurs, il m'est arrivé dans ce film de ne pas avoir de contact très étroit avec un de mes acteurs. Et c'est désagréable. Pas sur le plan du résultat, mais c'est gênant. Et puis c'est inutile.

Odette Ventura (femme de Lino Ventura, interprète) : Entre Lino et Melville, il y avait eu quelques petits accrochages lors du Deuxième Souffle, quatre ans plus tôt, mais Lino avait passé l'éponge. Le film a été un succès, le rôle du résistant de L'Armée des ombres lui plaisait énormément.

Pierre Lhomme : Que peut faire une équipe quand un metteur en scène se met à humilier un acteur ? Il faut être aussi calme et bienveillant que possible avec la personne en question, ce qui n'était pas difficile avec Ventura, un type épatant. Melville réglait des comptes en permanence, c'était un homme très dur.

Jean-Pierre Melville : Nous n'étions pas tout à fait fâchés quand nous avons commencé le film, et puis c'est venu assez vite.

Bertrand Tavernier : Je me rappelle une fois, au restaurant, Lino a soulevé la nappe en disant : « Je veux m'assurer que la hyène ne se trouve pas sous la table. » Melville et lui s'adressaient la parole uniquement par le biais de leurs assistants, mais toujours très poliment.

Jean-Pierre Cassel : Ce besoin de conflit permanent qui animait Jean-Pierre pour aller au bout de ses rapports personnels avec les interprètes, il l'avait développé extraordinairement avec Ventura. Il l'estimait profondément, mais il avait compris que Lino était un homme simple, incapable de le suivre dans des raisonnements trop complexes, sur le comment on peut obtenir certaines choses en prétendant réclamer leur contraire. Lino, lui, ne pouvait imaginer un instant que Melville ne lui demande pas des choses aussi simplement que lui était prêt à les donner. Il ne pouvait pas comprendre pourquoi il devait recevoir des indications de son metteur en scène par l'intermédiaire d'un assistant, et que tout cela ne servait qu'à entretenir une colère réelle, mais contenue, qui était pour Jean-Pierre la clé de tout le personnage de Lino.

Simone Signoret : Ils ne se sont pas parlé pendant trois mois, ce qui a été, je crois, formidablement bénéfique. En ce sens qu'on croit terriblement à la solitude de cet homme joué par Lino, face à ses responsabilités. Parce que c'était un homme seul sur le plateau.

Jean-Pierre Cassel : Comme Lino était bien élevé, il ne disait rien. Mais la tension s'accumulait et quand il y avait « moteur », il explosait l'écran par son intensité.

Paul Crauchet : C'était un jeu de couillon pour s'amuser ! Melville aimait jouer avec les gens et avec les acteurs. Il leur faisait confiance parce qu'il savait que ce serait pris comme tel. Mais c'est vrai qu'avec Lino...

Odette Ventura : Ça a été la rupture définitive avec Melville. À la fin du film, Lino ne lui parlait plus. Il ne supportait plus ses manies, ses lunettes noires, son feutre Stetson qui lui servait à cacher sa calvitie, et sa façon de vivre dans l'obscurité, rideaux tirés, même en plein jour. Disons que cette « théâtralité » irritait terriblement Lino. Tous ceux qui ont cherché à les raccommoder ont échoué. Je ne suis même pas sûre que Lino ait vu L'Armée des ombres ! Je sais qu'il a racheté, assez cher, le contrat qui le liait à Melville pour un troisième film.

UN ACCUEIL DÉCEVANT

Françoise Bonnot : Chaque film a son propre rythme, sa propre façon de raconter l'histoire. L'Armée des ombres raconte l'histoire de gens restés dans l'ombre de la vie. Je pense que le film est très proche de la réalité.

Jean-Pierre Melville [SPOILER] : J'ai reçu des lettres formidables, et lorsque j'ai fait une projection privée, pour les 22 plus grands résistants de France, j'ai pu constater leur émotion. Et l'émotion de Joseph Kessel à l'issue de la projection est l'un de mes souvenirs les plus forts. Lorsqu'il a lu les mots de la fin annonçant la mort des quatre personnages, il a été pris de sanglots incontrôlables. Il ne s'attendait pas à cette épitaphe de quatre lignes, qu'il n'avait pas écrite dans son œuvre et que je n'avais pas mise dans le script.

Pierre Lhomme : On a tourné L'Armée des ombres durant l'hiver 1968-69, on venait de contester violemment les élites, la période était très anti-gaulliste. La sortie du film a été boudée par les spectateurs et les critiques. Melville en a été très blessé parce qu'il avait mis dans ce film les choses auxquelles il tenait le plus.

Jean-Pierre Cassel : Melville s'est montré tout entier dans cette histoire, avec ses pudeurs, ses colères rentrées, son refus de la médiocrité sous toutes ses formes, son goût du beau.

Jean-Pierre Melville : Quand je pense à tout ce qui s'est passé ces années-là, je m'étonne que les Français ne fassent pas plus de films sur cette époque...


Sources :

Entretiens avec Jacques Chancel, 2017 / Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville, R. Noguera, 1973 / À mes amours, J.-P. Cassel, 2004 / Lino Ventura, O. Ventura, 1997 / La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, S. Signoret, 1976 / Télérama, septembre 1969 / Melville à l’INA / interview d'Éric Demarsan sur TV5 Monde / interview d’Éric Demarsan sur underscores.fr / interview de Jean-Pierre Melville / Pierre Lhomme à l'Ambassade de France / Pierre Lhomme sur afcinema / Pierre Lhomme sur premiere.fr / Françoise Bonnot pour Criterion


Hélène Lacolomberie est rédactrice à la Cinémathèque française.