C'est à se demander, parfois, si le cinématographe, ses œuvres et ses pompes, n'ont pas été inventés dans le secret espoir (ou désespoir) de filmer l'Apocalypse, de cadrer l'incadrable, d'éclairer la face de Dieu. L'Apocalypse, ce grand démontage et remballage du créé par l'Incréé, cette Fin des fins où ce qui fait le nutriment premier du cinéma, l'espace et le temps, est d'un coup aboli, dissous, replié. Ce jour d'entre les jours où, dans le mégaphone, Dieu s'écrira « Coupez ! ». Clap de fin, démaquillage universel, corps et âme. « On rallume ! » « Écris donc ce que tu as vu : le présent et ce qui doit arriver plus tard » (Ap., 1:19), intime l'Ancien des jours. Certes, Seigneur, mais comment ? « Il n'y pas de roman possible sur l'Apocalypse », tranchait Léon Bloy dans son journal (Le Vieux de la montagne, 1910).
L'impossible voyance
Alors, des films ! Abel Gance tente une sortie : échec monstre des images pieuses de La Fin du monde (1931). Si l'on ne peut donner à voir « ce qu'(il) a vu », si l'on ne peut filmer ce que voit le voyant prophétique, contraints que nous sommes de tout saisir « dans un miroir, en énigme » et non « face à face » (Paul, 2 Cor, 13:12), on peut montrer ce que lit le lecteur. Bergman le fait, dans Le Septième Sceau (1957), mettant en scène une séance familiale de lecture biblique. Condamné à filmer l'Apocalypse en image et non en vérité, le cinéma fait alors fruit de quelques moments clés, d'instants véhéments et fructueux. Les quatre cavaliers apocalyptiques, semeurs de la guerre, dispensateurs de la faim et de la mort, chargent chez Murnau (Faust, 1926), se déploient, par le verbe du prophète russe Tchernoff (Nigel de Brulier) donnant un cours d'exégèse millénariste selon Dürer à Rudolph Valentino gominé et médusé, dans Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse de Rex Ingram (1921) ; la cavalcade se poursuit chez Minnelli (1962) où les chevaucheurs ultimes galopent sur fond de Seconde Guerre mondiale ; dans Terminator 2, leurs silhouettes de bois sont consumées par le feu nucléaire. Un cavalier céleste imploré et soudain apparu, colt à la hanche et éperons aux talons : nul plus terrible que le Clint Eastwood de Pale Rider (1985), « cavalier blême » anonyme, le porteur de mort du quatrième sceau, répondant à l'appel d'une fillette appliquée à sa Bible et semant la mort comme on trie le grain et l'ivraie. Si La Grande Prostituée de Babylone vue par William Blake, en selle sur le « Dragon rouge », sert d'icône à Lecktor dans Le Sixième sens de Michael Mann (Manhunter, 1986), c'est en prêtresse de perdition qu'elle triomphe dans Metropolis (1927), déployant, sur la scène du cabaret Yoshiwara, face aux fils de famille hystériques et tétanisés, sa danse frénétique. Restent la Bête et l'archange. Alors que l'Antéchrist sans visage de la Bible rôde en permanence à l'écran, faux prophète et guide pervers, c'est à l'enfant de La Malédiction (Richard Donner, 1976), matriculé 666 sur la peau du crâne, de lui conférer le visage le plus efficace, poupin et d'une candeur fausse. Fermons le ban avec ce qui est sans doute l'acmé de la figure apocalyptique laïcisée, le greffon culturel le plus redoutable : Godzilla, donnant à la « Bête surgie de la mer » (Ap. 13:1), au saurien mutant à l'haleine embrasée, une stature symbolique apocalyptique définitive, infiniment modulable. On le voit avec ce passage en revue, laïcisé mais omniprésent, l'Apocalypse ne cesse de diffuser son imagerie tenace, consubstantiellement liée à toute idée de jugement et d'échéance finale.
En attendant de voir « en vérité », le cinéma s'affaire avec la menue monnaie des catastrophes, s'agace de cataclysmes et fait florès de grandioses faits divers. Mais c'est une apocalypse à vide, sans jugement ni dévoilement, comme un orchestre qui s'accorderait pour l'éternité. Méliès maquette et colorise l'éruption de la Montagne pelée (Éruption volcanique à la Martinique, 1902) dont Werner Herzog (La Soufrière, 1977) fera un authentique documentaire postapocalyptique ; les caméramen américains de 1900 déambulent parmi ce mikado géant qu'est devenu le port texan de Galveston, après un ouragan du siècle qui épargne néanmoins la vie du jeune King Vidor ; Pathé Nathan fait des travellings au long des ruines interminables du séisme du Kanto, survenu à Tokyo le 1er septembre 1923, jour de rentrée des classes. Miyazaki fleurira les ruines dans Le vent se lève (2013). Là où la bande dessinée échoue à figurer dans sa sidération et son démantèlement l'instant apocalyptique, s'adonnant surtout à la saga postapocalyptique des survivants (du Kamandi de Jack Kirby au Jeremiah d'Hermann), aux mondes de l'après-monde, le film joue de toute la lyre du registre cataclysmique, mobilisant, au fil des décennies, sa capacité de restitution. De Déluge de Felix Feist aux cités submergées ou congelées de Roland Emmerich (Le Jour d'après, 2004 ; 2012, 2009) en passant par tous les Twister du monde, le festival est constant et indéfiniment peaufiné d'ébranlements sourds, de craquèlements tournant à la faille, d'effondrements et de chavirages soudains. Une palette de sinistres qui, de la maquette primitive aux effets les plus spéciaux, et compte non tenus des corps écrasés ou compressés, ne cesse de s'améliorer. Pur spectacle, intensité sans mystère, ramdams de montagnes russes. Le toboggan de la mort qui se conclut sur des coussins d'air. C'est aux univers pré- et postapocalyptiques d'offrir, par leur science de l'événement dérobé (Que va-t-il se passer ? Se passera-t-il réellement quelque chose ? Que s'est-il donc passé ?) l'espace d'un film, la perception de l'émoi apocalyptique : anxiété de l'attente, angoisse du futur.
Le secret derrière les ruines
Car c'est dans l'événement dérobé, le fracas hors mémoire et le gouffre sans origine que se trouve la vraie capacité filmique à dire l'événement apocalyptique. Taire la source permet de puiser dans une énergie noire, un mystère premier sans cesse abondant. En filmant la montée inexorable de l'angoisse, la folie de l'imminence (Take Shelter, Mike Nichols, 2011), l'invasion graduelle et prévisible du ciel par la comète tueuse (Melancholia, Lars von Trier, 2010 ou 4h44, dernier jour sur terre, Abel Ferrara, 2011), en partageant le récit entre attente de l'inévitable et l'événement (Deep Impact, Mimi Leder, 1998), on suscite une tension frustrante que n'apaisera aucune vision finale. Situation identique avec le cinéma postapocalyptique où l'ignorance sur le scénario de la fin antécédente adosse le spectateur à une angoisse permanente : où sont les corps ? rumine-t-on tout au long de Le Monde, la chair et le diable (Ranald MacDougall, 1959) ou de Dernier Rivage de Stanley Kramer (1959). Si la nouvelle organisation du monde (New York 1997, John Carpenter, 1981 ; Snowpiercer, Bong Joon-Ho, 2013) apporte un rééquilibrage technocratique à l'angoisse de la Fin des Temps, mutation et non décomposition, les visions de cette dernière, le monde devenu une lande incertaine, demeurent sans doute les plus dévastatrices pour le spectateur. Faute de pouvoir dire l'Apocalypse seulement en termes de puissance spectaculaire, c'est dans l'occultation et la hantise de la catastrophe que le cinéma retrouve sa vraie puissance oraculaire.
François Angelier