Deux maîtres du montage

Ada Ackerman - 24 octobre 2024

David Wark Griffith fait figure de pionnier dans l'histoire du cinéma américain et mondial, assurant un passage décisif entre XIXe et XXe siècles, entre théâtre et cinéma. S'aventurant dans les registres les plus divers – le mélodrame (dans lequel il excella), la comédie burlesque, la fresque historique, le récit d'aventures ou les histoires de gangsters –, assignant au cinéma une mission universelle de rapprochement des peuples, il fut avide d'expérimentation sans relâche. Il revendiquait – en exagérant parfois son rôle – l'invention de différents procédés comme le montage alterné, le gros plan, le retour en arrière, le fondu au noir. La découverte de son travail constitue un choc pour la plupart des cinéastes soviétiques contemporains, alors friands d'innovations cinématographiques venues d'outre-Atlantique. Sergueï Eisenstein fut l'un d'entre eux, aux côtés de Boris Barnet, Lev Koulechov ou Vsevolod Poudovkine : « Je veux rappeler ce que David Wark Griffith fut pour nous, jeunes cinéastes des années 20. Nous le dirons simplement et sans détours : une révélation. »

Bien des films du réalisateur du Cuirassé Potemkine (1925) comportent des réminiscences du travail de Griffith : ainsi la fameuse séquence d'À travers l'orage (1920), durant laquelle l'héroïne Anna Moore manque d'être emportée à tout jamais par un torrent de glace, les cheveux baignant dans l'eau gelée, trouve un écho saisissant dans Octobre (1927), lorsqu'une insurgée est assassinée sur le pont levant de Saint-Pétersbourg et que la caméra s'attarde sur sa longue chevelure traînant sur les travées qui se soulèvent. Eisenstein s'en souviendra également des années plus tard dans Alexandre Nevski (1938), lors de la séquence de la bataille finale, durant laquelle les Teutons, piégés par le prince russe, sombrent dans les glaces d'un lac. De même, impossible qu'Eisenstein n'ait pas eu en mémoire l'épisode de la grève réprimée dans Intolérance (1916) de Griffith lorsqu'il consacre son premier long métrage, en 1924, à la manière dont des ouvriers entament une grève dans une usine avant d'être implacablement assassinés par les Cosaques sur ordre des patrons (La Grève). Et le gigantisme d'Octobre, première superproduction soviétique commandée à Eisenstein pour célébrer les dix ans de la révolution d'Octobre, dont le tournage priva d'électricité pendant plusieurs jours les habitants de Léningrad (actuelle Saint-Pétersbourg) et qui mobilisa des milliers de figurants, n'a rien à envier à la démesure d'Intolérance, et notamment de son épisode babylonien, qui détint le record du plus grand décor de cinéma jamais construit jusque dans les années 30 (45 mètres de hauteur !). Enfin, Eisenstein vouait une admiration sans borne au jeu des acteurs dont Griffith lança la carrière et qui lui sont inextricablement liés : Lillian Gish et Richard Barthelmess.

Mais c'est surtout sur le terrain du montage qu'Eisenstein affiche sa dette à l'égard de celui qu'il considérait comme un « magicien du rythme et du montage ». De Griffith, il retient le montage parallèle de récits entrelacés dont Intolérance est probablement l'illustration la plus exemplaire, en tant que « drame des comparaisons » imbriquant avec brio époque antique, époque moderne et époque contemporaine. Dès La Grève, Eisenstein recourt lors du final à un montage parallèle qui assimile les grévistes massacrés à du bétail froidement exécuté à l'abattoir, donnant lieu à une métaphore efficace : il s'agit d'une boucherie humaine. Par la suite, Eisenstein, dont le nom est intrinsèquement associé à la réflexion sur le montage, ne cesse de poursuivre ses expérimentations en la matière, cherchant, via ce qu'il appelle « le montage des attractions » à instiller une émotion maximale auprès du spectateur – la séquence d'anthologie du massacre sur les escaliers d'Odessa dans Le Cuirassé Potemkine – ou à délivrer une réflexion philosophique avec le « montage intellectuel », comme la séquence dite des dieux dans Octobre, qui doit démontrer l'inanité du concept de divinité. Dans ces tentatives, le travail de Griffith avec le montage représente à chaque fois un modèle à dépasser, un « berceau du montage », comme Eisenstein le détaille dans les différents écrits théoriques qu'il consacre à Griffith, dont le fameux essai « Dickens, Griffith et nous », dans lequel le cinéaste soviétique rapproche la méthode griffithienne des récits parallèles de la construction romanesque de Charles Dickens, une source revendiquée par Griffith lui-même. Ce dernier déploierait un montage parallèle certes novateur, mais dont il reviendrait aux Soviétiques de développer l'ensemble des potentialités. Là où le montage parallèle de Griffith resterait voué à un dualisme indépassable, traduisant la division de la société américaine entre exploités et exploitants, le montage soviétique parviendrait quant à lui, en raison de l'idéologie de ses praticiens, à exprimer une dialectique, une unité dans la diversité : ainsi du thème de la fraternité et de la solidarité qui traverse l'ensemble de la construction du Cuirassé Potemkine, articulant le tous à l'un et inversement.

Au-delà de leurs différences idéologiques manifestes – morale chrétienne griffithienne versus agitation révolutionnaire eisensteinienne –, les deux cinéastes partagent un nombre important de préoccupations : goût pour le gros plan expressif, recours au pathos, intérêt pour les physionomies singulières, attrait pour le grotesque, fascination pour la cruauté, attention à l'expressivité des mains, dénonciation de l'hypocrisie religieuse, attachement à la vie des animaux, exploration des épisodes fondateurs de leurs pays...

Tous deux visionnaires à leur manière, contribuant chacun de façon décisive à l'élaboration de leurs cinématographies nationales respectives, ils furent aussi des cinéastes maudits en proie à l'incompréhension et à la solitude. Courtisé par Hollywood au début des années 30, Eisenstein y rencontre le « patriarche du cinéma » alors qu'il est déjà en marge de l'industrie qu'il aura contribué à faire fleurir. Le Soviétique ignore qu'une grande traversée du désert l'attend lui aussi. Les deux légendes du cinéma s'éteignent la même année, en 1948, laissant derrière eux de multiples projets ambitieux inachevés.

Ada Ackerman

Historienne de l'art et spécialiste du travail de Sergueï Eisenstein, Ada Ackerman est chercheuse au CNRS. Elle a publié Eisenstein et Daumier, des affinités électives (Armand Colin, 2013) et prépare actuellement Reading with Eisenstein, un ouvrage collectif consacré à la bibliothèque et aux lectures d'Eisenstein.