Tour à tour plastique et mental, bavard ou concentré, grave ou satirique, scientifique ou fantasmatique, le cinéma de David Cronenberg repose de film en film sur une même intuition géniale : celle qu'entre le corps et les idées, il n'existe pas de différence de nature, mais plutôt une inextricable continuité. En d'autres termes, les idées sont corpusculaires, elles ont un impact réel sur la chair, qu'elles pénètrent en profondeur pour mieux la modeler. Dans le stupéfiant Chromosome 3 (1979), une clinique psychiatrique développe une substance qui permet de donner un corps réel aux troubles mentaux. Trente ans plus tard, A Dangerous Method (2011) abordera l'aube de la psychanalyse comme une curieuse excroissance de l'esprit sur le corps, entre personnages historiques (Sabina Spielrein, la célèbre patiente de Jung puis de Freud) dont les désirs trop tard libérés rencontrent une universelle pulsion de mort (les prémices de la Première Guerre mondiale). D'un film l'autre, un arc se dessine, que la philosophie nommerait un antidualisme radical : le corps n'y est jamais qu'écriture secrète de la libido, et la pensée pure sécrétion du corps.
Poussée épidémique
De la formidable poussée horrifique des années 1970-80, Cronenberg est peut-être l'élément le plus original et mordant, le plus infiltré aussi de par son ambition théorique à peine masquée et son incroyable solidité conceptuelle. Exogène également, de par sa nationalité canadienne, et son attachement à Toronto comme avant-poste légèrement décentré d'où regarder la postmodernité américaine. Né dans cette ville de l'Ontario le 15 mars 1943 dans une famille d'intellectuels juifs d'origine lituanienne, il caresse dans un premier temps une carrière d'écrivain de science-fiction. Dans la foulée de ses études de lettres, il tourne sur campus ses premiers films sous forte influence expérimentale (Stereo, 1969 ; Crimes of the Future, 1970), et enchaîne cinq ans de travaux alimentaires pour la télévision. Avec la complicité du producteur Ivan Reitman (futur réalisateur de SOS Fantômes) et grâce à l'opportun crédit d'impôt montréalais, il passe au cinéma commercial avec Frissons (1975), puis Rage (1977), deux séries B virales dont l'économie de moyens amplifie le ferment d'angoisse.
Dans ce dernier, Marylin Chambers, transfuge du cinéma pornographique, abrite sous son aisselle un rostre parasite qui répand dans Montréal une étrange fièvre pulsionnelle – digne héritière des Femmes de la nuit de Mizoguchi semant la syphilis comme arme de guerre. Elle inaugurait en cela la grande propriété du corps cronenbergien, soucieux de s'inventer de nouveaux orifices comme autant de connexions possibles à la réalité : cicatrices vulvaires des grands accidentés de Crash (1996), connexions spino-anales des gamers d'eXistenZ (1999) ou incisions chirurgicales pratiquées à vif par le couple de performeurs artistiques du second Crimes of the Future (2022).
Le récit selon Cronenberg emprunte volontiers aux attirails dystopiques – biopouvoirs, multinationales hégémoniques, fusion corps-machine –, de quoi se renverser en voyages intérieurs ou en quêtes contre-initiatiques. Les affrontements télépathiques entre factions mutantes de Scanners (1981), variation futuriste sur la série noire, se résolvent par une simple rivalité fraternelle, une affaire de famille. Dans le prophétique Videodrome (1983), un directeur de chaîne, appâté par un programme violent, plonge dans ses propres désirs masochistes façonnés par des tombereaux d'images intempestives – l'impérial James Woods finit même par s'y transformer en magnétoscope humain.
Le corps comme interface
Le corps cronenbergien, sorte de terminal, cherche ainsi à se brancher sur des flux hétérogènes. Tels les fugitifs d'eXistenZ (Jennifer Jason Leigh et Jude Law) se connectant à un jeu en ligne qui ressemble à s'y méprendre à la réalité. Tel encore le héros de A History of Violence (2005), interprété par Viggo Mortensen, en qui se télescopent deux biographies antagonistes de l'Amérique : en surface bon père de famille ordinaire, en profondeur tueur impavide à la solde du crime organisé.
Sacré maître de l'horreur organique par les années 80, décennie faste, Cronenberg se rapproche un temps d'Hollywood, adapte Stephen King avec Dead Zone (1983), rencontre les angoisses de l'époque avec La Mouche (1986), distille le trouble identitaire avec Faux-semblants (1988), autant d'œuvres fascinantes dont la grande question est la limite (infiniment poreuse) du soi et du non-soi. La reconnaissance achoppe à partir du Festin nu (1991), d'après William S. Burroughs, film hyper ambitieux se mesurant rien moins qu'au mystère de l'inspiration littéraire. Par la suite, l'œuvre engage un virage théorique et une profession de sécheresse, marqués d'abord par le labyrinthe mental de Spider (2002), puis, à partir de A Dangerous Method, le repli sur le seul théâtre d'une parole paranoïaque en roue libre, que celle-ci concerne, au choix, les calculs fous de traders monomaniaques (Cosmopolis, 2012) ou les monstruosités d'un Hollywood en pleine décompensation (Maps to the Stars, 2014, encore une fois prophétique).
Reste une hypothèse étrangement peu discutée : et si cette limite du soi et du non-soi n'était autre que l'aboutissement d'un discours amoureux ayant occupé les destinées occidentales jusqu'aux récifs technicistes du XXIe siècle ? En d'autres termes : et si Cronenberg avait réalisé les plus grands films d'amour de notre époque, c'est-à-dire rationalistes, analytiques, moléculaires, et néanmoins absolument brûlants et bouleversants. La Mouche ? Derrière l'histoire horrible de la transformation d'un homme en insecte, celle d'un couple séparé par la maladie et la dégradation physique. Videodrome ? Derrière la critique des médias, l'histoire d'un homme courant derrière l'image d'une femme (Debbie Harry, du groupe Blondie) égarée dans l'irréalité du monde. Il n'y a pas jusqu'aux Linceuls, son émouvant dernier film, qui ne renouvelle ce chant d'adieu à l'être aimé – ici via un entrepreneur de pompes funèbres qui invente une caméra-linceul pour suivre la décomposition du cadavre de sa défunte femme adorée. L'amour, certes, mais au prix d'un dégraissage radical du romantisme, et dont le corps moléculaire, jusque dans sa décrépitude, constitue l'ultime et obsédante épreuve de réalité.
Mathieu Macheret