Le style d'un homme

Murielle Joudet - 23 octobre 2024

Repéré par la 20th Century Fox qui le fait venir de Vienne en 1934, Otto Preminger inaugure sa carrière hollywoodienne par un faux départ qui donne la note : après avoir réalisé deux films sans encombre, il tente d'infléchir le scénario d'une adaptation de Stevenson sans en rendre compte à son producteur Darryl Zanuck. Après une dispute orageuse, le réalisateur encore sous contrat est empêché de travailler et s'exile à New York où il se fait producteur de théâtre. En 1939, il produit la pièce Margin for Error, la Fox cherche à en acquérir les droits et lui propose de reprendre le rôle du nazi. Il pose une seule condition : jouer et réaliser le film – marché conclu. Hollywood, deuxième chance.

C'est Laura, son sixième film, qui le lance comme auteur : personne d'autre que lui n'aurait pu le réaliser, personne d'autre, d'ailleurs, n'en voulait. Zanuck, qui n'aime pas le scénario, se laisse bientôt convaincre mais en confie la réalisation à Rouben Mamoulian. L'essai est peu concluant. Preminger reprend la main et infléchit tout : jeu d'acteurs, costumes, mise en scène. Laura, c'est son monde à lui et son idée du cinéma : cette sophistication qui contamine tout, son goût de l'expérimentation narrative, des scénarios désaxés : l'histoire d'une femme qui, de morte, devient la principale suspecte d'un meurtre.

Ou bien... ou bien...

Dans sa double nature, abstraite et concrète, absente et présente, Laura figure un invariant du héros premingérien : coupé en deux, toujours clivé. Crime passionnel, Ambre, La lune était bleue, Un si doux visage, Le Mystérieux docteur Korvo, Femme ou maîtresse : ses personnages doivent choisir entre deux options amoureuses et existentielles. L'une représente la réalité, l'autre, c'est la femme ou l'homme dans sa tête, taillé dans la matière d'un rêve douloureux. Sous l'eau pure et placide de la mise en scène souffle un feu qui se lit sur les visages fiévreux de ses acteurs fétiches : Linda Darnell, Gene Tierney, Dana Andrews.

Le héros pris entre deux mondes, c'est d'abord Preminger lui-même : il se disait l'ennemi de la théorie, défendait l'idée d'une mise en scène invisible, indétectable, refusait à tout prix les effets de signature et les motifs récurrents. Et pourtant, sa liberté jalousement préservée, son obsession de contrôler chaque strate d'un film ne pouvaient, à la longue, que formuler un style. Preminger, c'est le classicisme et sa conscience, la transparence qui finit par se voir. D'où, peut-être, ce monde sans innocence ni inconscience qu'il filme, ces êtres comme déchus. Au-dessus d'eux plane une entité abstraite que tout spectateur sentira : l'œil du metteur en scène qui épie ses personnages, quadrille l'espace comme une araignée. Le mystérieux docteur Korvo, ce grand manipulateur qui orchestre le récit à distance, c'est évidemment Preminger.

Libre

En 1953, grâce à un contrat inédit avec la United Artists, Preminger devient son propre producteur. Réaliser et produire remplissent chez lui « une même fonction ». Son premier film en tant qu'indépendant sera La lune était bleue, dont il tourne simultanément une version allemande. La légèreté avec laquelle le sexe y est abordé scandalise la censure qui tente de bloquer le film, mais il parvient à sortir sans avoir été validé par le code Hays et, ainsi, affaiblit son influence : c'est la première fois qu'on entend les mots « vierge » et « enceinte » dans un film américain.

Suivront un film traitant frontalement de l'addiction à l'héroïne (L'Homme au bras d'or), le casting exclusivement afro-américain de Carmen Jones, l'homosexualité (Tempête à Washington), le mot « viol » et la petite culotte brandie devant l'audience dans Autopsie d'un meurtre. L'avocat de province campé par James Stewart incarne un vieux monde hollywoodien observant une société américaine et ses mœurs devenir méconnaissables. C'est aussi une manière de raconter des histoires à l'écran en pleine révolution : aucune morale, à peine une résolution, tout y est indécidable – Hollywood démaquillé de ses effets. L'anarchie du monde rend impossible la rassurante clôture hollywoodienne : les histoires qui finissent mal, ou ne finissent jamais, ont désormais leur cinéaste.

« Adult movies »

Film après film, Preminger étend toujours un peu plus l'espace de sa liberté et de ce qu'il est possible de montrer au public. Il garde le cap sur une idée : le spectateur est plus intelligent qu'Hollywood ne le pense. Le cinéma, lui, est un art adulte, qui se pratique en état de sobriété : un sang-froid coule dans ses films, qui interdit les effusions mièvres, l'optimisme, l'ivresse romantique ; les êtres se ratent. Libre comme il ne l'a jamais été, Preminger rattrape le temps et l'espace perdus. L'œuvre semble vouloir tout filmer, tout métaboliser. Il adapte de nombreux best-sellers dont il ne garde que ce qui l'intéresse, s'extirpe de la réalité américaine pour embrasser le monde, la géopolitique (Rosebud, The Human Factor), la vie de Jeanne d'Arc (Sainte Jeanne), la Côte d'Azur de Françoise Sagan (Bonjour tristesse), l'émancipation d'une femme (Des amis comme les miens), la jeunesse marginale (Dis-moi que tu m'aimes, Junie Moon).

À rebours de tous ses collègues vieillissants, nulle trace de nostalgie pour le vieux système des studios et ses gloires, mais une bouleversante conversion au présent : filmer des acteurs jeunes, des intrigues contemporaines – sans jamais se retourner. Les durées des films explosent, donnant le sentiment de mondes autonomes régis par leurs propres règles, auxquels servent d'écrin les génériques et splendides affiches signés Saul Bass. Tout peut faire spectacle et captiver une audience, à commencer par le fonctionnement des institutions, qui fascine Preminger : la marine (Première Victoire), les systèmes judiciaire et politique américains (Autopsie d'un meurtre, Tempête à Washington), la création de l'État d'Israël (Exodus), l'Église catholique (Le Cardinal). C'est au moment où il s'extirpe du système des studios qu'il raconte l'histoire d'hommes pris dans les rets de la machine institutionnelle, et ouvre la voie aux séries télévisées contemporaines s'enfonçant dans les coulisses du pouvoir.

Une toile de Mondrian

Le Cardinal formule un autoportrait caché. Dans cette fresque qui hallucine l'Histoire, ce chef-d'œuvre de feu et de glace, Preminger suit l'ascension d'un prêtre américain qui traverse les grands événements du XXe siècle. Après Korvo, c'est la deuxième fois que le cinéaste traque un surhomme : omniscient, stratégique, subtilement fascisant, il semble tenir la marche du monde dans le creux de sa main. Magicien qui réussit l'impossible exploit de réconcilier vie de l'esprit et monde concret, contemplation et action – la mise en scène en accomplit la suture.

The Human Factor, son dernier film, est comme le négatif, paranoïaque et désespéré, du Cardinal : le désir de maîtrise n'a plus rien de triomphal, il est l'envers d'une impuissance fondamentale. Le monde n'est plus à habiter ou à conquérir, mais à déchiffrer comme une toile de Mondrian. The Human Factor dresse l'inventaire, ramasse l'essence de l'œuvre : chaque film est un sursis, les derniers jours d'un condamné. Et dans ce bref laps de temps, la mise en scène traque une âme qui se détache du monde, en même temps qu'une dernière tentative pour l'habiter.

Murielle Joudet

Murielle Joudet est critique de cinéma au Monde, elle anime une émission d'entretiens sur le site Hors-série. Elle a publié Isabelle Huppert : vivre ne nous regarde pas (Capricci, 2018) et Gena Rowlands : on aurait dû dormir (Capricci, 2021). Elle a aussi écrit La Seconde Femme, un essai sous-titré : Ce que les actrices font à la vieillesse (Premier parallèle, 2022) ainsi qu'un livre d'entretien avec Catherine Breillat, Je ne crois qu'en moi (Capricci, 2023).