Dans la tête d'un fou

Jean-François Rauger - 23 octobre 2024

Dans son indispensable Dictionnaire des films, Jacques Lourcelles écrivait, à propos de la dimension fantastique du cinéma, dimension à laquelle il ajoute d'ailleurs la morbidité : « Cette catégorie a trait, à l'intérieur de cet art fabriqué dans la lumière mais consommé dans l'ombre, à tout ce qui est nocturne, maléfique, abouché avec les forces du mal, du vide, du non-être, peu importe le nom qu'on veut leur donner. » Une impeccable définition qui figure dans son ouvrage à l'entrée du film montré, justement, en ouverture de ce nouveau panorama des meilleurs titres de ce que l'on appelle, par commodité et par paresse, le « cinéma d'horreur », soit La Septième Victime de Mark Robson.

Expressionnisme

Fleuron des productions de Val Lewton pour la RKO, le film, réalisé en 1943, alors que l'Histoire déchaîne sa violence en divers points de la planète et engendre le nihilisme moderne, n'a sans doute pas d'équivalent dans le cinéma de son temps. Il deviendra pourtant une source d'inspiration pour des cinéastes en quête d'une manière de figurer forces occultes et sourdes vibrations d'un chaos immanent. Partie à la recherche de sa sœur disparue, une jeune femme découvrira un monde inquiétant, sans issue, au terme d'un voyage initiatique qui évoque le conte de fées macabre tout autant que la fable philosophique. Jeunes filles à la croisée des chemins et à la rencontre de leurs fantasmes et de leurs peurs, ordres occultes, sorcellerie et satanisme, tout cela se retrouvera aussi, bien plus tard, en 1977, dans Suspiria, l'opéra-rock de Dario Argento, théâtre bariolé et sanglant de la psyché féminine, tentative expérimentale d'un expressionnisme qui aurait choisi la couleur.

D'ailleurs, représenter le monde psychique, c'est justement ce que s'était donné comme mission ce que l'on a appelé, dans l'Allemagne des années 20, l'expressionnisme cinématographique et, de façon plus radicale peut-être, le « caligarisme » : un projet continué par les films produits par la compagnie Universal dans les années 30 tel le Dracula de Tod Browning, ou par les adaptations de contes d'Edgar Pœ par Roger Corman (La Chute de la maison Usher). Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, justement, ne voulait-il pas figurer ce qui se passe dans la tête d'un fou ? Et le Shining de Stanley Kubrick n'essaie-t-il pas de revenir à ce projet ? Cette dimension profonde du cinéma s'est ainsi développée tout au long de son existence, prenant la forme, dans ses manifestations les plus éclatantes, d'un effacement de la réalité et d'une affirmation de l'image comme seule référence possible, tel que le génial Mario Bava l'avait si bien entrepris (Le Corps et le Fouet), prenant à contrepied toute une tradition du cinéma italien. Dans Ring (Hideo Nakata), c'est l'image elle-même, celle d'une banale cassette vidéo, qui donne naissance aux monstres et aux fantômes qui hantent la société japonaise et, encore une fois, les fantasmes terrifiants des jeunes filles.

Les films sélectionnés pour cette programmation pourraient idéalement être compris comme les représentations d'un monde imaginaire (pas toujours) engendré par un esprit perturbé. Peut-être celui d'un teenager américain victime de ses cauchemars comme le révèle, de façon littérale, Les Griffes de la nuit de Wes Craven. L'univers psychique envahit l'écran. Il peut prendre la forme d'un brouillard donnant naissance à des fantômes meurtriers (Fog de John Carpenter) revenus solder les comptes d'un crime originaire, ou à un déchaînement de lacérations et d'éclatements de chair : La Nuit des morts vivants de George Romero, film qui a engendré l'horreur moderne, mais aussi L'Au-delà de Lucio Fulci, où le cinéaste porte à un haut degré d'incandescence son projet de théâtre artaudien, révélant la véritable nature de l'horreur gore. Non pas la recherche d'un réalisme plus grand, mais le déchaînement d'une transe sans commune mesure avec ce que le cinéma avait déjà inventé.

Politique de l'horreur, horreur de la politique

Mais l'horreur cinématographique ne peut uniquement se réduire à un art de l'inquiétante étrangeté. S'y exprime aussi une volonté de réflexion politique, sous une forme allégorique ou directe. Frankenstein s'est échappé de Terence Fisher, le premier film d'épouvante gothique produit par la Hammer Film, au-delà de la création d'images alors choquantes, au-delà de la révolution plastique provoquée par l'introduction de la couleur (oui, le sang est rouge) dans des récits ancrés au cœur d'un XIXe siècle inhumain, constitue le premier jalon d'une vision de la société de classes engendrée par la révolution industrielle, aux origines de notre monde moderne.

Le film de Romero ne contient-il pas, par ailleurs, le projet quasi documentaire de dessiner un paysage américain contemporain fondé sur une acceptation naturelle du racisme et sur une violence atavique ? Hostel, chapitre II d'Eli Roth (2007), dont la source d'inspiration pourrait bien se trouver dans La Chasse du comte Zaroff d'Ernest Schœdsack et Irving Pichel (1932), continue de figurer les errements d'un monde promettant à l'individu la réalisation de tous ses désirs, et en livre une lecture violemment et ironiquement féministe. Quant au récent La Malédiction : L'Origine d'Arkasha Stevenson, c'est à une manière de relire l'aspiration métaphysique au chaos à la lumière d'un projet justement politique qui a hanté l'Italie des années 70 que le film renvoie. L'horreur comme concept philosophique. C'est ce que tente, dans tous les titres d'une des œuvres les plus passionnantes du cinéma contemporain, Kiyoshi Kurosawa. Cure, qui revisite radicalement le thème du serial killer, met en place une véritable phénoménologie de l'horreur. L'annihilation et la mort y sont les conditions de l'existence même. L'être qui n'est que dans la destruction de l'être.

Jean-François Rauger

Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.