La consécration de Jacques Prévert est d’abord cinématographique. Venu d’un compagnonnage erratique avec le surréalisme, appelé à devenir le poète populaire de Paroles, il accède à la notoriété comme dialoguiste de Marcel Carné, Jean Renoir ou Jean Grémillon. Il est la “tête écrivante” du réalisme poétique des années 1935 à 45. Il forge des répliques légendaires (T’as de beaux yeux, tu sais), à base de simplicité travaillée, où tout un chacun peut se projeter. Il exalte l’ouvrier au rang du mythe. Il promeut un romantisme anarchiste - qui n’est pas sans ambiguïtés, plus sensibles dans ses scénarios de commande que dans ses chefs-d’œuvre patentés.
Dans un livre intitulé Des mots et merveilles, René Gilson prétend situer la sublime inspiration prévertienne bien au-dessus des accidents de tournage du Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir. Se confronter à ces films d’Auteurs que firent naître les scénarios de Prévert réalisés par Renoir, Carné ou Grémillon, c’est s’exposer au risque d’un certain idéalisme, consistant à rechercher la pureté d’une vision du monde, par delà les personnalités des cinéastes qui l’ont déclinée. Je préfère chercher Prévert du côté de l’impureté : de ces films dits mineurs, où se révèlent d’autant mieux les mouvements de son écriture.
Comédies magiques
Prenons l’exemple de Ciboulette, prologue d’une série que je définirais comme celle des comédies magiques. C’est là que s’invente ce deus ex machina qui resurgira, dix ans plus tard, dans l’œuvre cinématographique de Prévert (Jéricho dans Les Enfants du paradis), pour y jouer un rôle assombri. D’entrée de jeu, le dialoguiste affirme sa prééminence de raconteur d’histoires, son goût de s’immiscer dans le corps de la fiction, tout en créant des glissements d’identité pour construire un monde enchanté. Un monde où la lutte des classes n’est pas près d’advenir, et où les différences sociales sont transcendées par les miracles du scénario (et de la musique).
A ce registre, il faut associer Si j’étais le patron (Richard Pottier). Appelé à la rescousse pour rafistoler des sujets dont il n’est pas l’auteur, Prévert développe une dimension aimablement insolite. Il moque les formules toutes faites, les privilèges du patron - que celui-ci est prêt à abdiquer pour laisser le prolétaire prendre sa place ; non sans continuer d’observer, en meneur de jeu ironique, les vaines variations d’une comédie humaine intangible. Il y a du futur Alain Resnais (celui de Smoking) dans cette fantaisie grinçante, qui remet en cause les archétypes du Boulevard et de la bourgeoisie, sans s’aventurer hors d’un espace imaginaire.
A l’orée de ce Prévert première manière, L’affaire est dans le sac, avec ses effets de déplacement qui affectent les objets et les assignations. Avec ses effets de répétition aussi, celle de phrases stéréotypées, qui déterminent les protagonistes alors même que leurs corps circulent. A la fin du cycle, un sketch de Souvenirs perdus de Christian-Jaque. C’est cette fois un violon qui passe de main en main. Le décor est identique : une petite place de quartier, où le temps paraît suspendu et qui paraît résumer l’humanité. Encore un instant, le bonheur l’emporte sur l’autorité, et la musique évoque une harmonie rêvée. Mais le cœur n’y est plus tout à fait.
Fictions paranoïaques
Entre-temps, l’Histoire aura connu quelques péripéties, faisant succéder à cette veine magique une veine qu’on pourrait baptiser paranoïaque. Le point de départ en est le même : un glissement identitaire, qui fait que n’importe qui du jour au lendemain peut devenir un autre. Mais ce qui, dans les comédies que je viens d’évoquer, constituait un jeu de transgression des normes sociales, va devenir source d’angoisse, de vertige, de dépossession de soi. De ce point de vue, le film-paradigme serait Drôle de drame, qui projette Michel Simon dans une déchéance catastrophique, rendue plus grotesque par les gimmicks qu’il s’acharne à débiter.
Qui sait s’il n’y a pas là une menace fondatrice des fictions cinématographiques de Prévert, se dévoilant à mesure que s’assombrit le contexte politique : celle d’une parole uniformisée, semblable à un rouleau compresseur de lieux communs, et sous laquelle finirait par disparaître l’individu ? Dans le second des longs métrages écrits pour Christian-Jaque (Ernest le rebelle), il condamne l’icône nationale qu’est Fernandel à une épouvantable descente aux enfers, au fond d’une dictature sud-américaine grand-guignolesque. Le “héros” est un petit accordéoniste bien de chez nous, rêvant à d’exotiques conquêtes féminines. Soit dit en passant, j’ai du mal à croire que le beau-frère de l’acteur (crédité pour les lyrics) soit l’auteur de la chanson “Ma Créole”, tant elle fait l’inventaire à la Prévert des clichés du racisme ordinaire.
Ayant perdu ses papiers dans les bras d’une prostituée locale, Ernest se voit reléguer dans une plantation de bananes au statut d’esclave. Certes, tout le monde autour de lui parle français, mais cela ne fait qu’ajouter à l’inquiétante étrangeté que génère la fable, où la familiarité de la langue enveloppe des situations de cauchemar. Même s’il finit par faire la nique au dictateur, il aura représenté jusqu’à l’absurde, pour la France vaguement inquiète de 1938, ce que c’est qu’être un sous-homme.
Le sous-texte n’est pas moins visionnaire dans Les Disparus de Saint-Agil, où Prévert transforme un pensionnat en microcosme d’un pays déchiré. Au milieu, le surveillant qui, à la moindre alarme, s’exclame : C’est la guerre ! Il y a là un pur procédé de tautologie prévertienne, évoquant celui qu’ébauchait Drôle de drame : A force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver… Comme si la parole s’autonomisait, portant seule le poids d’une fatalité historique devenue invisible.
Fût-ce dans ces scénarios mainstream, Prévert s’avère un puissant mythologue, capable de faire deviner la structure cachée de l’air du temps à travers les discours impersonnels qui l’accompagnent. Je me demande même s’il n’est pas plus fin mythologue ici que dans Le Quai des brumes, dans la mesure où l’inspiration poétique, avec ses signes voulus, n’y vient plus magnifier l’inconscient collectif. Il l’est davantage en tout cas que dans L’Enfer des anges, troisième de ses travaux pour Christian-Jaque, qui insiste sur son grand thème : le divorce entre une génération de coupables et une jeunesse innocente. On remarque d’ailleurs qu’en bon auteur tragique, celui du Jour se lève s’intéresse davantage aux agents monstrueux du Destin qu’à ses victimes. Et que de plus en plus, la malédiction qu’ils incarnent est d’essence rhétorique.
Feuilles mortes
De fait, on ne comprend guère le détail des forfaits de Jules Berry - mais peu importe, car c’est sa parole qui suffit à répandre un poison : Tu vas la taire, ta gueule !, lui hurle Jean Gabin avant de le mettre à mort, puisque c’est sa logorrhée qu’il s’agit d’interrompre. Cette logique se poursuit dans un film étrange, qui vient compléter le cycle paranoïaque dont j’ai parlé : Le soleil a toujours raison de Pierre Billon. Prévert y revient à ses beaux parleurs, dont les mots cristallisent par leur seul prestige la conscience du malheur. Il peaufine une langue désertée par l’imaginaire : une langue qui ne saurait plus que reproduire des truismes, et le constat presque neutre de ce qui est.
Inutile d’insister sur ses contributions au cinéma d’après-guerre, tel le premier sketch de Souvenirs perdus, réunissant Brasseur et Edwige Feuillère en losers nostalgiques ; telle sa relecture fataliste de Notre-Dame de Paris. Dans chacun de ces films, ce qui triomphe, c’est ce bois mort de l’amour, qui pourrit sur la tête de ceux qui ne sont pas aimés. Ainsi parlait Brasseur, à la fin des Enfants du paradis. Ainsi parle-t-il, dans l’ultime fiction de cinéma écrite par Prévert : Agnès Bernauer. On y retrouve les échos d’un opéra dont le fantôme flottait déjà dans Le Quai des brumes. Il y a toujours un Golaud, pour empêcher Pelléas et Mélisande de s’aimer. Prévert est décidément moins inspiré pour mettre en scène les enfants qui s’aiment que les mal-aimés qui gravitent autour d’eux : le bourreau, l’homosexuel (en écho au Lacenaire des Enfants), le père fouettard (Brasseur, qui redit toute la frustration des amours mortes). Qu’elle soit tournée en ridicule, dans les comédies des années trente, ou qu’elle se referme sur les personnages comme une prison, la langue n’est peut-être, chez Prévert, que la forme innombrable de l’enfer.
Noël Herpe