Rêves de révolution

Bernard Benoliel - 23 octobre 2024

À la sortie de La Maîtresse du lieutenant français, Karel Reisz déclarait : « Je n'ai jamais été attiré que par les gens exceptionnels, les marginaux, ceux qui se sentent étouffés et qui souhaitent devenir libres. » Lui le premier, né en Tchécoslovaquie en 1926 dans une famille juive, exfiltré à douze ans vers l'Angleterre, peu avant que ses parents ne finissent à Auschwitz. Personnalité secrète, cinéaste rare (neuf fictions, quelques documentaires), Reisz n'en est pas moins déterminé, comme tous ses personnages, à rompre des lances et briser des carcans. Ainsi à propos du Free Cinema, cette Nouvelle Vague à l'anglaise : « Pour nous [Lindsay Anderson, Tony Richardson, etc.], ce n'était pas le sujet qui comptait mais une attaque contre l'industrie, une façon d'insister sur l'autorité du metteur en scène. »

Reste à voir si le sujet ne comptait pas quand même un peu, voire beaucoup. Mais il est vrai que dès ses premiers essais (Momma Don't Allow, We Are the Lambeth Boys) et surtout son premier long métrage, Samedi soir, dimanche matin, nourri d'une expérience documentaire d'un coup transcendée, cette autorité du metteur en scène se manifeste : sûreté de la direction d'acteurs (révélation d'Albert Finney), découpage expressif, sens du détail et du milieu ouvrier, rage contre un ordre établi. Mais aussi ce qui deviendra signature de ce cinéaste au regard venu d'ailleurs : une façon d'observer proche et lointaine, un croisement entre empathie et entomologie, une sorte de distance qui rend compte de réalités sociales dans lesquelles ses personnages, anglais (lutte de classe) ou américains (lutte pour la vie), se débattent quant à eux comme des forcenés.

À l'assaut

Cinéaste physique et analytique, Reisz ressemblerait à un conteur clinique, pratiquant chaque fois l'étude de caractère. Si bien que ses protagonistes, masculins ou féminins, de la danseuse exaltée Isadora Duncan (Isadora) au joueur nietzschéen du Flambeur, du tueur psychotique de La Force des ténèbres à la romantique échevelée de La Maîtresse du lieutenant français, tous sont assurément des « cas », à tous sans exception le titre complet de Morgan semble parfaitement convenir : A Suitable Case for Treatment (un cas justifiant l'internement). Des états pathologiques donc, mais des sujets avec une folie justement, des personnalités tellement fantasques ou romanesques qu'elles exsudent une forme de grandeur, voire de souveraineté (l'autre sens du mot character). À ce titre, Morgan, le film le plus original de la période anglaise, vaut presque comme manifeste : le dénommé Morgan (David Warner), schizophrène en liberté, communiste londonien qui tague faucilles et marteaux sur n'importe quel support, artiste à l'inventivité cartoonesque, fait de son existence un happening permanent, histoire d'entraîner les autres dans un tourbillon qui redistribuerait les cartes. Héros d'une comédie (tragique) du remariage, Morgan ne cesse d'envahir et d'enchanter l'espace de son ex-femme, une bourgeoise so British qui aime (jusqu'à un certain point) le frisson d'insécurité qu'il lui procure.

Morgan, Isadora, même la bête humaine de La Force des ténèbres, se rêvent à ce point indomptés que leur imaginaire en devient animal – et Reisz, auteur de The Technique of Film Editing au début des années 50, d'insérer souvent dans le flux narratif des images mentales. Isadora donc (Vanessa Redgrave), classe ses amants entre grenouille et tigre. La même lance à un public snob de Boston, un soir de première : « Ne vous laissez pas apprivoiser ! » Morgan, atteint de physiognomonie (un contrôleur a soudain une tête d'hippopotame, une jolie voyageuse le plumage d'un paon), s'identifie carrément à Tarzan l'homme-singe ou au King Kong de la RKO pour trouver la force de saccager le mariage de sa belle avec un autre. Et à l'unisson, les acteurs : David Warner avec ses bras qui touchent le sol, Vanessa Redgrave entre l'albatros et la girafe, Albert Finney et James Caan (Le Flambeur) au cou et à la carrure de taureau, Nick Nolte et sa crinière au vent (Les Guerriers de l'enfer)... Tous, et Reisz le premier, ne rêvent que de déchaînements.

En force et par la ruse

Chacun en vérité voudrait soulever la société de son temps, celle qui le contient, et la renverser, pas un ou une qui veuille capituler, quitte à en mourir ou à passer pour fou – seuls moyens d'en sortir –, tous des révolutionnaires à titre personnel. Ainsi Morgan pense comme son ami Karl Marx qu'il importe moins de comprendre le monde que de le transformer. Ainsi le comportement du « flambeur » (mais gambler contient aussi l'idée d'un pari) : il joue moins pour son plaisir ou doubler son salaire de prof new-yorkais qu'il ne désire assaillir le système, ébranler l'édifice jusqu'à, un soir à Las Vegas, faire « sauter la banque ». Même si dans ce défi constant, suicidaire ou héroïque, qu'il lance à la réalité (2 + 2 = 5 s'il le décide), il vit aussi dans son déni jusqu'à la sentir enfin, au péril de sa vie, comme on heurte un mur. C'est aussi le cas de ce guerrier vertueux qui a connu l'enfer du Vietnam. Mais s'il revient de la guerre, il en revient aussi avec elle. Il l'importe sur le sol américain au point de déclencher finalement sur un ancien site hippie un petit Vietnam, une guerre maison pour imaginer vaincre une corruption généralisée. Impossible décidément de s'extraire d'un contexte terrible ou poisseux. Le milieu revient tel un boomerang ou colle comme la boue aux semelles. Déjà, l'ouvrier de Samedi soir, dimanche matin, qui ruait dans les brancards pour s'élever au-dessus de sa condition, pouvait bien jeter des pierres sur les préfabriqués qu'il allait bientôt habiter avec sa dulcinée. Pas sûr qu'il échappe jamais à un habitus de classe. Il faudra en fait attendre la fin ou presque, La Maîtresse du lieutenant français, pour qu'enfin quelque chose change à ce sujet.

Double récit amoureux, à deux époques différentes, que le spectateur compare sans cesse l'un l'autre, chef-d'œuvre de narration intellectuelle, La Maîtresse... est à coup sûr l'accomplissement des recherches du cinéaste : personnalités clivées, montages parallèles, fins à double sens... Mais à l'inverse des personnages d'avant, seule Sarah (Meryl Streep), cette maîtresse apparemment folle d'un hypothétique lieutenant, saura s'affranchir de son milieu, véritable transfuge de classe avant l'heure. Si elle y parvient, c'est qu'à la différence de ses prédécesseurs ou d'Isadora, plutôt que l'opposition frontale (logique du bélier), elle choisit de cacher son jeu afin de tromper la société victorienne de son temps et devenir in fine, par la ruse, ce qu'elle ambitionnait d'être : « La femme [Sarah] crée sa propre fiction, elle se montre théâtrale pour préserver sa vie spirituelle » (Karel Reisz). Comme si pour être femme à son époque, il fallait d'abord faire l'actrice.

Bernard Benoliel

Bernard Benoliel est directeur de l'action culturelle et éducative à la Cinémathèque française.