Sergueï Paradjanov, le cinéaste-poète

22 octobre 2024

Né de parents arméniens à Tbilissi (Géorgie), formé au VGIK, l'école de cinéma russe, et employé pendant la majeure partie de sa carrière au studio Dovjenko de Kiev, Sergueï Paradjanov a été le grand cinéaste surréaliste de l'Union soviétique. Il a exploré différents domaines, écrit, mis en scène, mais a aussi été son propre chorégraphe. Il dessinait beaucoup et, lorsqu'il ne pouvait pas faire de films, réalisait des collages et assemblages dadaïstes, à la façon de Joseph Cornell. Mais ce que l'on retient surtout, c'est son cinéma-poésie, unique, qui associe tableaux animés, fouillés et construits, à une approche narrative très « staccato ».

Par-delà les frontières

La renommée internationale de Paradjanov coïncide avec la fin de l'ère Khrouchtchev, quand sort Les Chevaux de feu (1965), adaptation délirante du roman Les Ombres des ancêtres oubliés de Mykhaïlo Kotsioubynsky, somptueusement photographiée par le chef opérateur Youriï Illienko. D'une célébration du folklore et des mythes régionaux houtsoules, Paradjanov tire une comédie musicale primitiviste et psychédélique. En ouvrant son film sur un hommage à L'Enfance d'Ivan, il fait des débuts d'Andreï Tarkovski la première pierre sur son chemin de Damas. Tarkovski et Paradjanov ont tous deux réveillé l'idée d'un cinéma poétique – par opposition à un cinéma de prose, celui des œuvres muettes de Dovjenko, comme La Terre –, et les idées formalistes de Victor Chklovski, qui travaillera plus tard avec Paradjanov. Les Chevaux de feu inspirera ainsi toute une école poétique de cinéma, à Kiev, mais aussi dans les régions frontalières soviétiques, y compris chez des cinéastes tels que Tengiz Abuladze en Géorgie, Bolotbek Chamchiev au Kirghizistan et Ali Khamraev en Ouzbékistan.

Si Les Chevaux de feu marque la « révélation » Paradjanov en cinéaste ouvertement poétique, c'est en réalité l'apogée de près d'une décennie de films réalisés dans l'ombre, qu'il faut aujourd'hui réévaluer. Le réalisme socialiste, esthétique officielle des arts soviétiques du début des années 30 jusqu'au milieu des années 50, était alors en plein déclin. Les premiers films de Paradjanov arpentent des territoires familiers : conte de fées, comédie musicale, etc. Son tout premier long métrage, Andriech (1954) est une merveilleuse plongée moldave dans le fantastique, entre matte painting, « drama » et fards à paupières. À l'inverse, Le Premier Gars (1958), bien que souvent présenté comme pur produit du réalisme socialiste, s'apparente plutôt, à y regarder de près, à un pastiche affectueux – une sorte de Parapluies de Cherbourg –, destiné à un public fatigué des comédies musicales soviétiques de Grigori Alexandrov et Ivan Pyriev.

Né en 1924 dans ce qui était alors la République soviétique de Transcaucasie, Paradjanov meurt en 1990, un an après la chute du mur de Berlin, un an avant l'effondrement de l'URSS. Son style de vie, sa sexualité, mais aussi ses affinités notoires avec les nationalistes ukrainiens lui valent de passer une grande partie des années 70 dans des camps de travail. Dans les décennies qui suivent sa mort, Paradjanov devient, en Arménie, en Géorgie et en Ukraine, un symbole de l'identité post-soviétique, et son statut de martyr efface son orientation sexuelle. Tout comme Sayat-Nova, le poète arménien du XVIIIe siècle au cœur de son film le plus célèbre (Sayat Nova : La Couleur de la grenade, 1969), Paradjanov s'est construit l'image d'un barde, héraut du Caucase tout entier, et non d'une seule nation. De fait, son dernier film, Achik Kerib, conte d'un poète amoureux (1988), d'après l'œuvre du poète russe Lermontov, est une production géorgienne entamée à la veille de la première guerre arméno-azerbaïdjanaise, et célèbre la culture et la tradition azéries.

L'esclave de la beauté

Les appartenances ethniques de Paradjanov et son style de vie ouvertement queer ne devraient pas éclipser ses considérables contributions formelles au cinéma. Chklovski et Tarkovski ont écrit un jour qu'en seulement deux films, Paradjanov avait changé le langage cinématographique en Union soviétique, et même dans le monde entier. Si Artavazd Pelechian, son contemporain arménien, cherche à mettre à distance, à travers le montage, les éléments constitutifs du cinéma, Paradjanov, lui, s'efforce d'effacer le montage, pour une conception plus poétique, tout en rythme, rimes et répétitions visuelles. Adoptant la plupart du temps une approche anachronique du temps cinématographique, les derniers films de Paradjanov sont tout à la fois de notre temps, évocateurs d'un passé d'avant la révolution, et prophéties de l'avenir trouble du bloc soviétique.

Quasi contemporain de Pier Paolo Pasolini (dont il était un grand admirateur), Paradjanov forge des analogies entre cinéma et différents genres de peinture – « ciné-fresques », images de miniatures arméniennes... Tout comme Pasolini, il choisit ses acteurs pour leurs traits, privilégiant l'expression à l'interprétation. Malgré la richesse folklorique de ses films, le réalisme ethnographique ne l'a jamais vraiment intéressé. Contrairement à Tarkovski, il n'est ni religieux ni spirituel, mais plutôt « esclave de la beauté » – architecture, poteries, instruments de musique et autres artisanats régionaux. À l'instar de Kenneth Anger, Maya Deren ou des actionnistes viennois, il invente ses propres rituels, à mi-chemin entre l'alchimie et le chamanisme. Avec Buster Keaton, Eisenstein et Walerian Borowczyk, il est aussi l'un des plus grands « accessoiristes » de cinéma : accumulant les objets, il les traite comme de véritables stars, les gratifiant de gros plans amoureux. Chez lui, la transcendance esthétique l'emporte sur la politique. Dans son travail comme dans sa vie, Paradjanov est attiré par les minorités, ethniques ou sexuelles. Tout comme Jack Smith, cet autre grand poète expérimental camp, Paradjanov, sans honte, fétichise l'Orient et, tout particulièrement dans ses dernières œuvres, se montre un fervent adepte du kitsch.

Si les publicités et les clips recyclent aujourd'hui à travers leur langage la poésie de Paradjanov, l'imagerie du cinéaste reste provocante, continuant de détourner les modes de pensée dominants, qu'il s'agisse du naturalisme cinématographique ou des représentations de genre. Finalement, la plus grande création de Paradjanov aura sans doute été sa propre personne. Comme mythe, et comme symbole immuable de la résistance contre toute forme de conformité et de banalité, à l'époque soviétique, et aujourd'hui encore.

Daniel Bird