Fendre les crânes

Raphaëlle Pireyre - 22 octobre 2024

« Le peuple avait tout simplement disparu de l'écran », déplorait Elio Petri, justifiant ainsi son désamour pour les films de ses contemporains dont il n'aimait ni les errances métaphysiques et amoureuses, ni les comédies satiriques. Difficile de le classer dans le cinéma italien fécond des années 60 et 70, tant il explore et mixe des genres divers (science-fiction, giallo, comédie grotesque, néoréalisme) à travers ses quatorze longs métrages que viennent compléter quelques courts, un téléfilm, des documentaires et des scénarios pour Giuseppe De Santis. Formé par la critique puis l'écriture et l'assistanat, Petri présente en 1961 un premier long métrage, L'Assassin, avec Marcello Mastroianni, qui contient déjà la plupart des obsessions qu'il va ressasser et varier par la suite : le goût du mal, les rapports de domination dans la sexualité, le travail, les névroses d'une société malade du pouvoir et de l'argent.

Un cinéma engagé et formaliste

« Le cinéma doit fendre les crânes » : Elio Petri n'aurait sans doute pas renié cette affirmation de Sergueï Eisenstein, à qui La classe ouvrière va au paradis rend hommage, ne serait-ce que par la cour de son usine, invariablement couverte de neige. Fendre les crânes, ce fils d'un chaudronnier de la banlieue de Rome s'y emploie par la portée politique et subversive de ses récits. Par leur portée esthétique aussi, tant sa filmographie témoigne d'une inventivité formelle constante et en perpétuel renouvellement. Tombeau des idées marxistes et révolutionnaires, son cinéma politique et didactique croit à l'alliance de la forme et des idées au même titre que celui de Fassbinder en Allemagne. Sa pensée irréductible lui vaudra la reconnaissance internationale (un Oscar du meilleur film étranger et un Grand prix à Cannes pour Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon en 1970, suivis d'une Palme d'or pour La classe ouvrière... en 1971, partagée avec L'Affaire Mattei de Francesco Rosi), malgré un jugement sévère dans son pays. Celui de la droite chrétienne bien sûr, mais aussi des tenants de la gauche qui le trouvent trop critique envers son camp.

Petri aborde ses cadrages en peintre, lui qui connaît bien l'art contemporain. Dans Un coin tranquille à la campagne (1968), il met en scène les affres d'un artiste en proie à une panne créative. Les idées de plan, de raccords, l'usage de gammes chromatiques baroques participent d'un cinéma qui percute l'œil. Comme cette célèbre affiche du magicien Mandrake placardée dans La Propriété, c'est plus le vol (1973), Petri vise le graphisme du plan avec l'efficacité d'un grand caricaturiste, ce que viennent redoubler son sens aigu du décor (l'appartement du boucher joué par Ugo Tognazzi, digne d'un péplum) ainsi que le jeu outrancier de certains acteurs, comme Flavio Bucci, l'employé de banque allergique (physiquement autant que moralement) à l'argent.

Des désirs malades

Dans La classe ouvrière..., l'ouvrier Massa rend visite à un ancien de l'usine (joué par le fidèle Salvo Randone) interné à l'hôpital. On pense évidemment au Cabinet du docteur Caligari, film expressionniste qui dépeignait la république de Weimar comme un asile. La maladie mentale est un motif récurrent chez Petri, signe d'une époque déraisonnable où l'asservissement au pouvoir et au travail rend fou. C'est sous l'angle de la psychopathie que Petri aborde le pouvoir policier avec Enquête sur un citoyen..., exercice de style virtuose, dans lequel Gian Maria Volonté incarne un commissaire qui pousse à leur extrémité les jeux sadomasochistes avec sa maîtresse. Il la tue pour démontrer qu'il ne sera pas inquiété, ce qu'il appelle de ses vœux tout en le redoutant.

La sexualité est toujours chez Petri une grande affaire. Il réalise Nudi per vivere, documentaire fauché tourné en quelques nuits dans des clubs érotiques parisiens. Les rapports de sexe viennent chez lui soit doubler la domination de classe, soit traduire des pulsions maladives. « En tant qu'épouse, je suis comme une salariée. Chaque fois qu'il veut jouir, je pointe », confesse la femme du boucher dans La Propriété... C'est via leur désir irrépressible qu'Ursula Andress et Mastroianni (qu'il faut voir en blond platine !) retrouvent leur humanité perdue dans La Dixième Victime, étonnante science-fiction où un algorithme attribue arbitrairement une violence légale afin d'éradiquer dans la société les pulsions brutales. Le cinéaste fait de New York un décor futuriste où la technologie a pris le pas sur l'Homme. Dans La classe ouvrière..., la fatigue due au travail empêche Massa (Gian Maria Volonté métamorphosé) de consommer son mariage. Il sublime son désir pour une jeune collègue dont il prend la virginité dans l'espace exigu de sa voiture en une scène grotesque. Sa jouissance maladive suinte sur sa machine : l'ouvrier zélé obligé d'insérer à l'infini une pièce trouée dans un manche régresse au stade anal. Le film répond aux Jours comptés, le premier que Petri ait écrit, errance néoréaliste et poétique dans laquelle un plombier parcourt Rome à la rencontre de gens qui, comme il l'a décidé soudainement, refusent de travailler : une fille entretenue, un voleur, un artiste... Le travail est le nerf de la guerre contre l'économie de marché chez ce communiste défroqué, qui voit le riche et le pauvre comme des complices, les deux faces d'une même médaille capitaliste.

Le cinéma est une scène

Il prend ainsi le risque constant de ne rendre aimable aucun de ses personnages, dans un effet de distanciation très brechtien. Le spectacle, le cabaret, le jeu sont au cœur de ses films qui font offices de théorèmes, de scènes où se voient représentés les maux de la société d'une façon proche de l'abstraction, à laquelle la musique saturée d'Ennio Morricone ajoute une tonalité dissonante. Pier Paolo Pasolini est le compatriote contemporain qui, comme lui, a cherché à allier la pensée marxiste, l'amour du peuple, et la charge virulente contre les dérives de la démocratie chrétienne. Todo modo (1976), adapté de Leonardo Sciascia, la représente comme une secte mortifère et perverse proche de Salò ou les 120 journées de Sodome un an plus tôt. Pas étonnant que l'Italie n'ait pas aimé se voir dans le miroir grimaçant que lui tendait Elio Petri.

Raphaëlle Pireyre