Cinquante-quatre ans, un âge précoce pour se retirer. Sur son atoll du bout du monde, la star écrase les mouches. Le 13 juin 1978, le journaliste Lawrence Grobel débarque à Tahiti pour la première interview de Marlon Brando depuis l'article légendaire et dévastateur de Truman Capote, publié dans le New Yorker deux décennies plus tôt. L'acteur n'est plus que l'ombre de lui-même. Il pérore, sur les Tahitiens qui partagent son paradis, sur le sort des Amérindiens – la raison pour laquelle il a accepté l'entretien – et feint l'indifférence dès lors qu'il s'agit de parler de cinéma, en même temps qu'il s'affirme comme le meilleur théoricien de son art, enlisé dans une mélancolie qui flirte avec le pathétisme. Tout le paradoxe Brando résumé en un anathème : « Je pense que les stars tiennent environ dix ans. »
Étonnante confession, venant d'un acteur qui a joué dans une quarantaine de films, des années 50 au nouveau millénaire, dont l'aura dépasse largement le cadre du cinéma, et dont les héritiers, au moins spirituels, continuent d'irradier sur les écrans : Jeremy Allen White, le chef torturé de la série The Bear, Jacob Elordi, le nouveau sex-symbol de la génération Z révélé par Euphoria, Austin Butler, motard tourmenté dans le Bikeriders de Jeff Nichols... Difficile de ne pas voir du Marlon Brando chez Adam Driver ou Timothée Chalamet. Prochainement, c'est Billy Zane, qui incarnera Brando dans un film retraçant sa vie de 1969 à 1974, à Tahiti, intitulé Waltzing With Brando. Preuve que, vingt ans après sa mort, la star fascine encore... Une décennie, est-ce bien ce qu'il a fallu à « Bud », ce gamin venu tout droit de la campagne du Nebraska, pour changer le jeu d'acteur et la masculinité à l'écran ?
Le moment Brando
Au sujet des acteurs, le comédien André Wilms avait la théorie suivante : les corps qu'on voit à l'écran coïncideraient avec une certaine époque. Que fut donc le moment Brando ? Au début des années 50, il est encore un gamin découvert par Stella Adler, professeure de théâtre qui a introduit les bases de la Méthode, un système d'interprétation centré sur l'introspection. Le monde sort de la guerre, l'avenir est incertain et inquiétant, l'Amérique se cherche de nouveaux modèles, moins virils, moins triomphants. Dès son premier film, C'étaient des hommes, le jeune Brando interprète un blessé de guerre interné dans un hôpital pour paraplégiques, un corps brisé, incarnation d'un pays meurtri. Dans Un tramway nommé Désir, il est l'ouvrier Stanley Kowalski à la violence contenue, une masculinité alors nouvelle à l'écran, au bord de l'implosion, tout en larmes et en cris déchirés, détonnant avec le modèle de virilisme à la John Wayne...
Le monde change, le rock est encore balbutiant, les conventions volent en éclats. Dans L'Équipée sauvage, on demande à son personnage contre quoi il se rebelle, et lui répond, dans son blouson Perfecto qui deviendra l'un des symboles d'une jeunesse qui veut briser les codes : « What have you got? » Dès 1954, il remporte l'Oscar du meilleur acteur pour son rôle de Terry Malloy, un jeune boxeur manipulé par son frère avocat dans Sur les quais. « Vous avez accepté l'Oscar en 1954, lui fait remarquer Lawrence Grobel lors de leur entrevue à Tahiti. — J'ai fait beaucoup de choses stupides dans ma jeunesse. »
Astre déclinant
En quelques rôles, Marlon Brando devient Marlon Brando. À force de mettre de lui-même dans ses films, il est plus fort que ses rôles, plus fort que le réalisateur, plus fort que le cinéma. Autrement dit, on ne voit plus que lui. Son nom devient synonyme de garantie de succès au box-office et il le sait, et il en joue. Il cabotine et sert son air battu et sa voix nasillarde au plus offrant. Il jouera dans beaucoup de films : des bons comme Reflets dans un œil d'or, de John Huston, où son interprétation toute en émotions contenues sert l'histoire d'un major à l'homosexualité refoulée ; des plus étonnants comme La Comtesse de Hong-Kong de Charlie Chaplin ; et des plus baroques comme Missouri Breaks d'Arthur Penn, où il fera n'importe quoi, comme embrasser un cheval. Il réalise même son propre film, La Vengeance aux deux visages, grand western crépusculaire, ponctué d'éclairs de violence masochiste... Les années passant, il devient un repoussoir pour les producteurs, une parodie de lui-même, l'archétype de la star capricieuse, enlisée dans le mépris de Hollywood, de lui-même et des autres...
Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis son arrivée sur les écrans. La fascination qu'il exerce est celle d'un homme qui tombe, ou celle d'un astre déclinant. Déjà, il n'est plus qu'un vieux souvenir dans le regard du spectateur et des cinéastes. Viendra donc la résurrection, courte et fulgurante, dans Le Parrain de Francis Ford Coppola, où son rôle de Vito Corleone, en masculinité à la fois sage, puissante et déclinante, lui assurera un accès à la postérité. Suivi d'une interprétation plus mystique encore dans Apocalypse Now, où, au bout des ténèbres, il murmure les mots de Joseph Conrad : « L'horreur, l'horreur... » Il jouera jusqu'à la fin de sa vie, dans des rôles de plus en plus étranges, comme L'Île du docteur Moreau, The Score, ou prêtera sa voix à un personnage de dessin animé, jamais sorti.
Alors que reste-t-il ? Marlon Brando est arrivé comme une comète. En une décennie et une poignée de films, il a redéfini l'homme au cinéma et ouvert la voie à une nouvelle conception des normes. Il a donné à voir une masculinité puissante et tourmentée, symbolisant l'homme en lutte contre lui-même, contre la société, contre les conventions. Il est aussi l'homme d'un scandale, le tournage de la scène de viol du Dernier Tango à Paris, dont l'actrice Maria Schneider n'avait pas été avertie, et dont elle ne s'est jamais remise. Dans sa vie privée, l'acteur a semé la mort et la désolation. La représentation de la masculinité incarnée par Marlon Brando mérite d'être questionnée aujourd'hui, tant elle semble dépassée, en décalage avec l'époque. De nouveaux modèles émergent et mettent en avant l'expression des émotions, l'empathie, la déconstruction de la figure de l'homme au bord de la violence. Au détour de sa conversation avec Lawrence Grobel, il disait ceci : « Je reviendrai plus tard. Nous pourrons regarder le coucher du soleil. Il y a parfois une touche de vert au moment où il disparaît. »
Arthur Cerf