Au printemps 2002, le nom d'Éric Demarsan surgit au générique d'Une affaire privée de Guillaume Nicloux, brillant néo-polar où l'enquête policière sert de prétexte à un irréversible glissement vers l'abstraction, soutenu par une partition subtilement dissonante et faussement étale. Un grand retour de Demarsan au cinéma ? Oui et non, dans la mesure où il n'est jamais parti. Depuis son historique doublé melvillien, il a continué d'œuvrer pour une large frange de cinéastes, parmi les plus singuliers du cinéma français. Simplement, il semble revitalisé par une nouvelle génération de metteurs en scène dont les ambassadeurs seraient Guillaume Nicloux au cinéma (Cette femme-là, The End), Hervé Hadmar à la télévision (Les Oubliées, Pigalle, Les Témoins). Avec Nicloux, Demarsan se trouve sollicité de manière référentielle, comme un lien vivant avec le mandarin de la rue Jenner. Le cinéaste va même plus loin : dans Une affaire privée, il rend hommage à son compositeur, via un poste de télévision où apparaît la dernière séquence de L'Armée des ombres. À la musique originale de 1969 s'amalgame celle de 2002, dans un fascinant fondu-enchaîné passé-présent.
Le Melville sonne (toujours) deux fois
Reste qu'Éric Demarsan est un compositeur discret, dont le calme extérieur contraste avec l'intensité du monde intérieur. Un compositeur souvent perçu comme un cousin de François de Roubaix, dont il fut l'orchestrateur à plusieurs reprises. « Cette parenté est logique, analyse Demarsan, car j'ai d'abord appris mon métier sur le tas, comme François. Par conséquent, les interdits ne m'ont jamais fait peur. Au contraire, j'ai toujours pris une grande liberté, consciente ou inconsciente, dans la façon d'harmoniser, de construire l'orchestre, d'agencer les timbres. Si j'avais suivi un cursus classique, peut-être aurais-je été embrigadé dans une esthétique plus académique ? Ma chance a été d'être autodidacte, de n'appartenir à aucune orthodoxie. » C'est d'ailleurs sa contribution comme orchestrateur du Samouraï qui permet à Demarsan d'approcher Melville. L'homme au Stetson se souvient de lui... et l'invite à lui proposer un thème pour L'Armée des ombres : « Grâce au Samouraï, je savais à quel point Melville aimait la retenue, sinon l'épure. Il fallait à tout prix passer les sentiments à travers un tamis, éviter l'écueil de l'emphase. Melville n'était pas fermé au lyrisme : simplement, il le voulait contenu, pas grandiloquent. » L'Armée des ombres sera donc l'acte de naissance cinématographique de Demarsan, 31 ans, essai bientôt confirmé par Le Cercle rouge. Pour la postérité, il demeurera le seul et unique compositeur à avoir mis en musique deux Melville. « Malgré d'inévitables orages, résume-t-il, Jean-Pierre est l'homme qui m'a appris à dialoguer avec un metteur en scène, à cerner son attente, à l'accoucher. Je suis fier de l'avoir eu comme père de cinéma. »
Meccanos orchestraux
Très vite, Demarsan tracera sa voie, sur un fil d'équilibriste entre cinéastes consacrés et artisans de la marge. Il renoue avec l'Occupation grâce à Costa-Gavras (Section spéciale) tout comme il accompagne la métamorphose de Patrice Leconte, son glissement vers le cinéma-spectacle avec Les Spécialistes, où une rythmique rock s'intègre à l'orchestre symphonique. « Il fallait une partition en Technicolor et écran large, au chronomètre, très architecturée, à la triple-croche près, souligne Leconte. Jusqu'alors, je n'avais jamais collaboré avec un musicien qui maîtrisait cette technique, je dirais même ce métier. Dans mon itinéraire, Demarsan symbolise un jalon : il a été mon premier vrai compositeur. » Et puis, il y a ces nombreuses partitions hors format, construites sur des Meccanos orchestraux inouïs : deux saxophones free jazz sur un rythme de tango effrené (Roberte de Pierre Zucca, l'une des compositions fétiches de Demarsan), les claviers doublés de L'Humeur vagabonde d'Édouard Luntz (deux pianos, deux orgues, deux clavecins, etc.), le glass-harmonica aux vibrations vénéneuses d'Attention, les enfants regardent, interprété par Bruno Hoffmann, soliste dans le Casanova de Nino Rota. « C'était hypnotique, se souvient Demarsan. Hoffmann pouvait obtenir des accords de quatre sons. Des accords mineurs, majeurs, de septième... Le glass-harmonica renforçait la dimension du conte, mais un conte noir, maléfique, avec Alain Delon face à un groupe d'enfants assassins. »
Mises en abymes...
Il faudrait aussi souligner le compagnonnage au long cours avec le tumultueux Jean-Pierre Mocky (sept longs métrages, de 1974 à 2001), dont l'univers foutraque trouve des correspondances dans l'écriture d'Éric Demarsan. « Le goût musical de Mocky était très délimité, explique le compositeur. Il adorait les musiques mécaniques, les timbres bizarroïdes, les rythmes de valse et de marche. Autant dans la scie musicale de L'Ibis rouge que dans les mandolines de L'Ombre d'une chance, il y a une fausseté presque voulue, une déglingue organisée. Voilà comment je définirais mon inspiration chez Mocky : de la musique de genre décalée. » Au fil des années, Demarsan signe également quelques belles chansons pour Johnny Hallyday, Jeanne Moreau, Catherine Ribeiro ou Marion Cotillard, soutient le passage à la mise en scène de son ami romancier Sébastien Japrisot, fraternise avec André S. Labarthe, assiste à la résurrection d'un album psychédélique, Pop Symphony, qu'il a signé sous le pseudonyme de Jason Havelock, album produit en 1970 par le couturier Pierre Cardin, devenu objet de culte au XXIe siècle.
Enfin, en 2020, le documentariste Cyril Leuthy lui confie la partition de Melville, le dernier samouraï. Comme Morricone face au Pasolini, mort d'un poète de Marco Tullio Giordana, Demarsan expérimente une situation aux confins de la quatrième dimension : des décennies après avoir eu un cinéaste à ses côtés, au montage ou en studio, le retrouver cette fois sur l'écran, comme sujet du film. Troublante mise en abyme... Si Éric Demarsan n'échappe pas à l'emprise de la rue Jenner, ses territoires sont bien plus vastes qu'on ne l'imagine a priori. À sa façon, cette rétrospective cherchera à en dresser la carte.
Stéphane Lerouge