Présentation de Hantise (George Cukor, 1944)

Yola Le Caïnec - 18 octobre 2024

Durant la rétrospective des films de George Cukor, la Cinémathèque française a proposé à Yola Le Caïnec, auteure d'une thèse sur Le féminin dans le cinéma de George Cukor à l'Université Paris 3, de présenter 5 films. Nous vous proposons la restitution sous forme d'articles de chacune de ces présentations.

HANTISE CUKOR

Hantise fait partie des films qui ont établi la notoriété européenne des films de Cukor, un peu comme My Fair Lady. Hantise a ainsi été sélectionné lors du premier festival de Cannes, en 1946. Même si on peut lui trouver une humeur hitchcockienne, Hantise évoquerait plutôt, comme autre réalisateur hollywoodien, Minnelli qui avait été envisagé pour diriger le film. C'est Cukor, finalement, qui sera retenu. Une concurrence similaire entre les deux MGM directors, Minnelli et Cukor, se reproduira au moment de My Fair Lady en 1964, vingt ans plus tard. En revanche, en 1958, MGM privilégiera Minnelli pour Gigi.

Le « Gaslighting », un motif féministe conscient

Hantise a eu une destinée contemporaine récente parce que son titre original, Gaslight, est à l'origine du terme gaslighting lié à l'idée de manipulation mentale – je vous renvoie à l'ouvrage d'Hélène Frappat, Le Gaslighting ou l'art de faire taire les femmes (L'Observatoire 2023).

Le gaslighting est un motif féministe, dont Cukor avait évidemment conscience en tournant le film. L'expression « Don't you gaslight me? » (« N'essaie pas de me rendre dingue ! ») l'amusait, raconte le biographe Emanuel Levy (George Cukor, Master of Elegance, 1994). Le terme, associé à l'idée matérielle des lampes à gaz (l'intrigue se déroule dans le Londres du 19ème siècle), provient de la pièce-source de Patrick Hamilton créée en 1938, et a déjà été décliné dans la première version britannique du film (Thorold Dickinson, 1940). Pourquoi alors associe-t-on davantage le gaslighting à Cukor ? Probablement parce que c'est un thème significatif de son cinéma. Cukor avait déjà traité du gaslighting, par exemple la manipulation perverse et intéressée que subit, de la part de son second mari, la jeune mère de David dans David Copperfield : on est en 1935 et l'écriture de Cukor prend déjà nettement parti en valorisant l'image de la femme-enfant préservée des jeux de pouvoir de la société patriarcale.

Description critique du mythe de pygmalion

Les histoires d'un individu essayant d'agir sur l'esprit et le corps d'un autre, hantent le cinéma de Cukor, et on pourrait considérer ces histoires d'influence dans chacun de ses films au regard du motif de la métamorphose. C'est pourquoi le cinéma de Cukor est associé au mythe de Pygmalion. My Fair Lady en serait exemplaire, mais aussi son téléfilm Le blé est vert en 1979 où le mythe s'inverse, une femme âgée instruisant un jeune homme analphabète. Le cinéaste a toujours œuvré dans le sens de l'inversion du mythe, sauf pour les personnages gaslighters figés dans leur pathologie. Pour le dire vite, Pygmalion est ce sculpteur qui, ne trouvant pas idéales les femmes autour de lui, en sculpte une, nommée Galatée, à l'image exacte de son désir. Cukor, soumettant le mythe dans sa forme conventionnelle à une « description critique » (selon la formule de Jean Domarchi), le formule à l'écran comme un mythe viriliste. Par exemple, il centre l'action de ses récits pygmaliens sur le personnage féminin et vise surtout l'émancipation de Galatée. On retrouvera cette idée dans l'étude du film qu'en fait Stanley Cavell dans La Protestation des larmes (1996, Capricci, 2012).

Situation de Cukor

Que Cukor dès lors soit affecté à Hantise en 1944 par MGM, n'est pas une surprise. Ce sont d'ailleurs les scénaristes (Walter Reisch et John Van Druten), amis de Cukor, qui vont l'exiger à la réalisation au terme de négociations avec le studio.

Le casting est dirigé à distance par David O. Selznick (Pour Joseph Cotten et Ingrid Bergman). Réputé pour son attitude autoritaire (il a congédié Cukor du tournage d'Autant en emporte le vent), il marchande auprès de son beau-père Louis B. Mayer. Selznick impose un casting d'acteurs et d'actrices sous contrat avec lui, contre l'avis des scénaristes. Un casting discordant selon eux, plus particulièrement en ce qui concernait Charles Boyer devant incarner le premier rôle masculin, ou Ingrid Bergman, jugée peu compatible avec une représentation de la vulnérabilité...

Au moment du tournage, Cukor revenait à Hollywood après six mois d'engagement dans le Signal Corps à New York, sans avoir été nommé au grade des officiers malgré sa demande. Un refus non justifié par l'armée, probablement dû à son homosexualité. D'une armée à l'autre..., MGM reprend le cinéaste dans ses rangs et transforme son contrat initial de quatre ans (signé en 1939) en un contrat de sept ans.

Douceur et discrétion

Cukor va rassurer et convaincre les scénaristes en respectant absolument le scénario d'une part et, d'autre part, en sachant jouer de la discordance supposée du casting. Il recrute aussi un réfugié allemand, Paul Huldschinsky, pour le décor, poste essentiel à l'atmosphère du film.

Peut-être Cukor développe-t-il ici une esthétique de l'écart ou du contre-point, aux allures baroques comme dans Othello et La Flamme sacrée ; il va ainsi développer le personnage féminin dans le sens d'une hyper-intellectualisation. Il visite avec l'actrice un asile. Le travail intense de Bergman lui vaudra un Oscar (Cukor, lui, de son côté, est nominé). Cette intensité était aussi le fait de Cukor suivant sa méthode, il insistait entre chaque prise pour donner ses indications de direction, ce qui a un peu irrité l'actrice et obligé le cinéaste à clarifier sa méthode de travail.

Hantise contient l'idée de la méthode cukorienne, que je résumerai en deux mots : une méthode douce et discrète. Le gant blanc dans l'histoire serait un peu à l'image de la précision douce du travail de Cukor ; c'est lui qui va ajouter ce détail dans l'histoire comme un écho à sa propre jeunesse d'admirateur et de collectionneur de souvenirs d'actrices de Broadway (Patrick McGilligan, George Cukor : a Double Life, 1991). Pour la discrétion, notons qu'il révèle la jeune Angela Lansbury (elle fête ses 18 ans sur le plateau) dans le rôle de Nancy. Défendue au casting par le cinéaste, elle est une expression de cet art cukorien de la discrétion, sachant promouvoir un interprète et s'effacer pour le faire apparaître dans la lumière.


Yola Le Caïnec est professeure agrégée de français enseignante en classes préparatoires, lettres, philosophie et cinéma à Rennes. Elle a écrit une thèse sur Le féminin dans le cinéma de George Cukor (1950 à 1981) à l'Université Paris 3.