UN FILM MAL-AIMÉ
L’Oiseau bleu est un film mal aimé des études hollywoodiennes, il occupe pourtant une place majeure.
Pour différentes raisons.
UN FILM POLITIQUE APOLITIQUE
Tout d’abord, il démontre, au temps de la guerre froide, la fonction pacifiste du cinéma puisqu’il s’agit de la première co-production soviético-américaine. Des noms comme ceux de Marlon Brando, Katharine Hepburn ou David Bowie auraient été avancés. Il a fallu plusieurs années pour bâtir le projet ; la pièce pour enfants L’Oiseau Bleu a finalement été choisie pour son apolitisme. La pièce date de 1911, elle a été écrite par l’auteur belge Maurice Maeterlinck et a déjà été adaptée deux fois à Hollywood, sans grand succès. Cukor connaissait cette pièce, il trouve que L’Oiseau Bleu ressemble à Little Women (Les Quatre Filles du docteur March), que les mêmes valeurs humaines de solidarité et d’altruisme y sont développées, et qu’en 1976 les films selon lui manquent considérablement de ces valeurs.
Comme la pièce, Cukor a été choisi pour son apolitisme. La production américaine avait proposé Arthur Penn, mais la production soviétique l’avait refusé le trouvant « trop libéral », suggérant Cukor qu’elle jugeait « apolitique ».
Il suffirait de voir ou revoir Vacances (1938) pour s’en convaincre : Cukor n’était pas apolitique, il se donnait cette image par prudence car être homosexuel à Hollywood était déjà risqué. Hollywood était un milieu homophobe.
L’Oiseau bleu contient donc l’étrangeté d’un film politique inscrit dans un contexte de guerre, et apolitique justement pour cette raison.
Ce n’est pas sa seule étrangeté, les conditions du tournage sont très particulières, difficiles, dysfonctionnelles, car la distribution à tous les postes techniques et créatifs est divisée entre les deux productions soviétique et américaine, respectivement Fox et Lenfilm. Observez le générique pour comprendre cette répartition. Vous y verrez aussi des noms de stars des années 1950, comme Ava Gardner et Elizabeth Taylor, qui ont accepté de suivre Cukor à Leningrad avec Jane Fonda et Cisely Tyson dans cette aventure que je qualifierai de « bleue ».
UNE AVENTURE BLEUE, DU CHAOS AU FILM CUKORIEN
Ce fut bien une aventure. Un an sur place et sept mois de tournage jusqu’en août 1975. Les problèmes de communication entre les différents « blocs » du film ont même amené un certain chaos, notamment en raison des absences imprévues des acteurs et actrices soviétiques qui pouvaient au même moment être requis comme danseurs et danseuses de ballet.
Cukor gérait au jour le jour, et il a dû prendre des décisions en cours de tournage comme le remplacement par un chef-opérateur américain de son homologue lituanien inexpérimenté dans la couleur – tout en veillant à une collaboration entre eux et à ce que les deux noms soient gardés au générique.
Parce qu’il était le seul à maîtriser le projet de bout en bout, L’Oiseau Bleu est un film qui lui ressemble profondément. C’est le dernier film où on voit le sceau de sa société de production vers la fin du générique, « A George Cukor Film », que l’on peut aussi voir aux génériques de Justine et de Voyages avec ma tante, même si le nom y était plutôt G-D-C [George Dewey Cukor] Productions. Il a créé sa société en 1962 pour engager un travail d’écriture scénaristique autour de ce qu’il appelait « des femmes remarquables », et à cet égard L’Oiseau Bleu est centré sur les personnages féminins comme tous ses autres films. Dans L’Oiseau Bleu, il soutient particulièrement le personnage de la petite fille (incarnée par Patsy Kensit, la future chanteuse britannique, alors âgée de 7 ans), au risque de s’éloigner de la pièce de Maeterlinck.
SUCRE ET LES FÉES
C’est pourquoi Cukor a été particulièrement blessé par l’échec public et critique.
C’est en effet le seul de ses films où il a osé s’incarner. Je m’explique. Cukor en hongrois signifie Sucre, et un des personnages s’appelle Sucre. Je vous invite à le suivre, à voir à qui il est lié. Même si on l’entend peu, son traitement est privilégié car il est nettement remarqué pour ses qualités et sa magie. Avec Sucre, Cukor invente le caméo queer défiant les conventions virilistes.
Parce que Sucre appartient au monde des fées, Cukor répond à des années de surnom discriminant qu’il a subi à Hollywood comme d’autres personnes homosexuelles, à ce surnom insultant, Fairy, qui signifie fée.
L’Oiseau bleu est magnifique car plein de Fairies, c’est aussi en ceci un film dédié aux exclus des écrans, un film subversif sous le masque voulu de son apolitisme, un film résolument moderne, qui n’a pas été compris entre autres pour cela à sa sortie.
HOMMAGE EN FORME DE POÈME
Le poète anglais Tony Harrison, qui a écrit les chansons de L’Oiseau bleu (oui, c’est aussi un film musical), a aussi écrit un poème d’hommage à Cukor et au film en 1983, après la mort du cinéaste. Ce poème s’intitule Losing Touch. Harrison revient sur un moment de travail avec Cukor, moment qui avait été photographié et qui montre dans la suspension temporelle du poème toute la présence créatrice de Cukor sur L’Oiseau Bleu, comme sur tous ses autres films.
Harrison avait travaillé sur le film sur la sollicitation de Cukor ; il était aussi un ami du cinéaste.
Voici cet hommage en forme de poème que j’ai voulu traduire le plus littéralement possible, en espérant ne pas le trahir.
Yola Le Caïnec
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LOSING TOUCH
Je regarde un tarin se balancer d’avant en arrière
Sur le filet, profitant du soleil de midi
Inhabituel à cette période de l’année dans le
Nord
Et j’écoute les informations de 1h15.
Comme le font les personnes qui ne sont pas en
relation constante
Nous avions perdu contact, mais je pensais à toi,
vieil ami,
Et j’envoyais une carte postale de temps en temps.
Je savais que la phrase commençant par ton nom se
terminerait par :
« Le réalisateur hollywoodien, est mort
aujourd’hui ».
Tu es penché en avant dans ton béret noir
Sur la photo de la nécrologie du Times, et j’y
ajouterais
l’arrière-plan de Pavlovsk près de Leningrad
baigné par l’été et la bonne lumière de cinéma
où cela a été pris ce mois de juillet alors que je
suis
celui vers lequel tu te penchais pour t’adresser à
lui.
J’avais un stylo noir prêt à écrire
et j’en ai un maintenant et je repense à cette
époque
Et je sens que tu te penches vers moi revenant
du Néant.
Je trifouille dans les planches contact que tu avais
envoyées alors : celle de toi où tu te penches dans le Times
et en-dessous, celle de moi avec un stylo noir
t’écoutant critiquer mes rimes,
et, entre un millimètre de bande noire
cela pourrait maintenant être dix milliards de fois
plus
sans qu’aucun ne montre le contact de ta main.
La distance doit être ajustée ; juste un contact !
Tu étais sur le point de me taper sur le genou
pour insister.
C’est moi qui me penche en avant maintenant
avec ça !
Tony Harrison (1983)