Détour/Dérapage/Exception/Winged Victory
En présentant Vacances (1938), j'ai parlé de l'image du chemin multiple en ce sens qu'avec Cukor on suit rarement le chemin tracé d'avance par la société, plutôt des voies de traverse.
Comment l'esprit vient aux femmes (Born Yesterday) propose une variante à cette idée du détour. Le détour, en d'autres termes, se radicalise.
Variation autour du Pygmalion (1914) de George Bernard Shaw, Comment l'esprit vient aux femmes fait du détour un « dérapage contrôlé » pour reprendre une expression de Jean Douchet, un éminent cukorien.
Ce dérapage, Cukor le fait grâce à une actrice exceptionnelle qu'il a découverte en 1944 en lui donnant ses premières répliques dans Winged Victory, son film de guerre. Leur collaboration dure le temps de cinq films, soit plus de la moitié de la filmographie de l'actrice.
Succès sur scène/Réticences de Harry Cohn/La solution Madame porte la culotte
Cukor ne s'était pas trompé sur l'actrice en 1944, le succès de Judy Holliday à Broadway dans la pièce Born Yesterday (1946) de Garson Kanin confirme son intuition. Mais quand Harry Cohn, le patron de Columbia, rachète les droits de la pièce, c'est pour Rita Hayworth et Humphrey Bogart – il ne veut donc pas reprendre Judy Holliday.
Les choses vont se dénouer grâce au film Madame porte la culotte, notamment grâce à Katharine Hepburn et Cukor : convaincu par sa prestation dans le film, Harry Cohn accepte de lui laisser au cinéma le personnage qu'elle avait créé au théâtre. Une histoire qui montre comment Cukor était capable de prendre des risques pour une actrice en laquelle il croyait.
Type curieux/Résistant/Oscar/Interrogatoire détourné
Selon Cukor, pourtant, Holliday n'est pas cinématographique. Alors quoi ? Il faut ici savoir lire entre les lignes : Holliday, ajoute-t-il dans un entretien, a ceci d'intéressant qu'elle présente une beauté d'un type « curieux », ce qui dans l'esprit de Cukor signifie qu'elle est capable de résister aux normes sociétales. L'avènement de cette actrice est salutaire pour ce tournant d'après-guerre particulièrement rigide et hostile. C'est probablement l'une des raisons du succès du film, nommé pour 5 oscars et qui propulse subitement Judy Holliday au firmament. C'est son premier rôle à l'affiche et elle remporte l'Oscar de la meilleure actrice devant Gloria Swanson pour Sunset Boulevard et Bette Davis pour All about Eve.
La fin des années 1940 et le début des années 1950 sont en effet marqués par le retour du conservatisme et le maccarthysme, autrement appelé la chasse aux sorcières, soit la chasse aux communistes. (Je me suis toujours demandé si la valorisation que fait Cukor d'un personnage qui s'appelle la Sorcière dans L'Oiseau bleu, film russo-américain de 1976, avait la valeur d'une réminiscence.)
Judy Holliday était proche du Parti communiste, par sa mère et des amis. Au début des années 50, elle est blacklistée à la télévision et à la radio, mais pas au cinéma. Aussi, ne pourra-t-elle venir recevoir en mains propres son trophée car l'émission est retransmise à la télévision. Elle est pourtant dans la salle et voit ainsi Ethel Barrymore la remplacer à l'image et qui parle à sa place...
Voix/Remake
Judy Holliday aura d'une certaine façon le dernier mot lors de son interrogatoire en 1952, puisqu'elle va utiliser son personnage, Billie Dawn dans Born Yesterday, pour détourner les questions du comité d'enquête maccarthyste.
En particulier sa voix car le plus notable dans le personnage de Billie Dawn, c'est la présence vocale unique que lui donne Judy Holliday – qui était chanteuse de jazz par ailleurs. Cukor avait refusé pour ce film que le département sonore du Studio harmonise la voix de l'actrice en limitant les aigus. Selon le cinéaste, « perdre un point de hauteur de sa voix, c'était perdre un moment de comédie, et perdre un point de voix basse c'était perdre un moment d'émotion ». Cela ne concerne pas seulement la tessiture hors-norme de la voix de l'actrice, cela regarde la précision de son jeu dans l'interprétation exacte du texte.
Dans le remake de Luis Mandocki, en 1993, Melanie Griffith engagera une ligne actorale différente, beaucoup moins clownesque que celle de Judy Holliday, probablement parce qu'elle ne présente pas les mêmes caractéristiques vocales. Griffith choisit le jeu de l'intériorisation des sentiments, quand Holliday déployait un jeu uniquement basé sur l'extérieur, qui rappelle la façon dont Cukor dirigeait lui-même ses acteurs et actrices sur un plateau.