Il a longtemps été impossible pour la critique d'évoquer Claude Lelouch sans provoquer soupirs, ricanements ou mépris, le cinéaste incarnant à merveille le slogan forgé pour Erich Von Stroheim, « The man you love to hate », l'homme que vous aimez détester. Dès son premier film, Le Propre de l'homme, on pouvait lire dans la presse l'anathème fort peu prophétique : « Claude Lelouch, retenez bien ce nom, vous n'en entendrez plus jamais parler. » Quant aux cinéphiles, ils le qualifient, selon le degré d'élégance, de cinéaste naïf, sentimentaliste ou indigeste... et peu importe que le grand public l'apprécie. C'est donc peu dire qu'il est clivant. Mais rares sont ceux qui ont vu plus d'une poignée de films sur la cinquantaine qu'il a tournés. S'assoir dans une salle et les regarder, c'est s'autoriser à décoller patiemment une à une ces étiquettes, à ravaler ses préjugés pour découvrir une Atlantide du cinéma français d'après-guerre – dont il est le dernier des Mohicans —, un continent oublié, pourtant caché juste derrière la porte.
Capturer la vie
Explorer le cinéma de Lelouch, c'est plonger dans un bain de liberté et de fraîcheur. Au sujet d'Un homme et une femme, France-Soir écrivait : « Ce n'est pas du cinéma. Ce n'est plus un écran. Ce ne sont plus des acteurs. C'est la vie elle-même qui vous emporte dans son tourbillon. » Ce jeu si naturel, le cinéaste l'obtient parce qu'il laisse ses comédiens s'amuser comme des gosses, ne leur donne pas de scénario à l'avance, les déstabilise et les observe jusqu'à ce qu'il capte des éclats de vérité, ou de rire. « Je ne leur explique jamais comment verser du vin, allumer une cigarette ou descendre des escaliers, ils le font depuis des années. » Lelouch, qui n'a jamais cessé d'être le caméraman-reporter de ses débuts, engage des acteurs pour leur faire oublier qu'ils en sont – on n'est pas loin de Bresson –, pour révéler leur part d'humanité universelle. Inclassable, celui qui n'a jamais fait partie de la Nouvelle Vague, préférant l'observer depuis la plage, semble issu d'une famille de cinéma hétéroclite. La tendresse et les dialogues savoureux de Pagnol se mêlent à John Cassavetes, et son goût de l'improvisation, son exploration écorchée du couple, autant à la fantaisie décalée de Woody Allen qu'à la comédie humaniste de Risi ou Monicelli.
Un genre qui me plaît
Amoureux fou du cinéma, celui qui, pour échapper aux nazis, passait à l'âge de six ans ses journées dans les salles obscures, en a visité tous les genres avec gourmandise. Film policier, comédie, film d'amour, western, film historique, et même péplum ou film fantastique. Sans oublier le film de guérilla, puisqu'un quart de siècle avant le fameux Dogme 95 de Lars von Trier et Thomas Vinterberg, il prouve avec Smic, Smac, Smoc qu'on peut faire un film en huit jours avec une bande de potes et une caméra 16 mm, sans scénario, mais avec beaucoup d'envie. Seule absence notable, la comédie musicale, dont il donne toutefois un aperçu avec une bande-annonce fictive dans Le Voyou ou avec l'attaque des Indiens d'Un homme qui me plaît (fabuleuse master class de musique de film). Mais au fond, tous les films de Lelouch ne sont-ils pas des comédies musicales ?
Une société qui change
Lelouch est aussi, loin de l'image qu'on en a, un cinéaste engagé. Dans Vivre pour vivre (1967), tourné aux États-Unis et distribué par United Artists, il condamne sans détour la guerre du Vietnam, encore à ses débuts. Avec Chris Marker et Godard, il enfonce le clou dans Loin du Vietnam, cri d'alerte pour un peuple qu'on décime. En mai 1968, il est un des rouages de l'arrêt du Festival de Cannes par solidarité envers les étudiants et les ouvriers en grève. Alors en pleine ascension commerciale, il tourne à la surprise générale un film sur la peine de mort : La Vie, l'amour, la mort (1969), tout sauf manichéen avec ses deux segments, à charge et à décharge. C'est un plaidoyer déchirant pour l'abolition, douze ans avant le discours décisif de Robert Badinter, dans lequel il offre le premier rôle à Amidou, d'origine marocaine, alors que l'inclusivité à l'écran n'est pas encore au goût du jour. Dans L'aventure c'est l'aventure, il se moque des dogmatismes politiques, mais applaudit l'émancipation des prostituées, clin d'œil complice et audacieux à la libération des femmes. Féministe éperdu, il les dépeint libres et courageuses – Annie Girardot dans Un homme qui me plaît risque tout par amour – face à des hommes souvent lâches dont Lelouch, honnête, ne cache pas qu'ils lui ressemblent. Modernité absolue, dans La Bonne Année (1973), Françoise Fabian apprend, le cœur battant, que son grand amour Lino Ventura vient de sortir de prison et met à la porte en pleine nuit son amant du jour... En pleine décennie fric et bling, son héros simili-Tapie d'Itinéraire d'un enfant gâté (1988) abandonne dividendes et grosses berlines et vire anar-écolo dans la savane africaine, s'épargnant une fin de vie à la Citizen Kane.
French Touch
S'il est souvent boudé en France, Lelouch est encensé par les cinéastes étrangers, à commencer par Bergman dès L'Amour avec des si (1964). Avec Un homme et une femme (1966), sa Palme d'or à Cannes et ses deux Oscars (meilleurs scénario et film étranger), il frappe les figures émergentes du Nouvel Hollywood par son style vif, musical, et pop. Normal pour celui qui a filmé une centaine de scopitones (ancêtres des clips) pour toutes les stars yéyé. Mike Nichols et Sydney Pollack sont impressionnés, Hal Ashby plus encore, qui, avec Norman Jewison – pour qui il est monteur –, fait de L'Affaire Thomas Crown (1968) un objet éminemment lelouchien : musique omniprésente, montage débridé, humour, sensualité et voitures virevoltantes. Altman, Friedkin, Soderbergh et Iñárritu l'admirent, Kubrick fait projeter La Bonne Année à Tom Cruise et Nicole Kidman avant de tourner Eyes Wide Shut. Quant à Tarantino, découvrant sur le tard Le Voyou, sa narration habilement déstructurée et son ambiance de polar cool, il qualifie le film de « Pulp Fiction avec 25 ans d'avance ».
Si vous hésitez devant sa filmographie foisonnante, faites comme Lino Ventura dans La Bonne Année, à qui on demande « Comment faites-vous pour choisir un film ? » et qui répond sans sourciller : « Comme je choisis une femme. En prenant des risques. »
Michaël Lellouche
(Hasard ou coïncidence, nous portons le même nom sans nous connaître)