Très vite, on a fait de lui l'« enfant terrible du cinéma suédois », celui par qui la modernité venait dégeler un cinéma trop frileux. Il contribuait à un printemps suédois qui allait faire souffler sur le vieux pays un vent de liberté. Il faut dire que Bo Widerberg avait commencé par un coup d'éclat : cet écrivain et journaliste avait publié un recueil, Visions du cinéma suédois (1962), dans lequel il réglait ses comptes. Assez avec le cinéma « vertical » ! Assez avec la « tendance Bergman », celle de ces cinéastes qui « de près ou de loin, regrettaient (et regrettent encore) que Dieu n'existe pas », disait-il !
« Un film aussi réel qu'une parole dite le matin » (Amour 65)
Entre des terrains vagues et des immeubles aux murs lépreux naissent Britt et Anders. Tous deux sont persuadés qu'il y a plus pour eux dans cette vie qu'un quotidien écrit d'avance : dans Le Péché suédois (1963) comme dans Le Quartier du corbeau (1963), il s'agit de savoir comment quitter ce petit monde où chacun vit confit dans ses regrets et dans l'alcool.
Au cœur des films, la honte sociale, certes, mais jamais une dépréciation de ceux qui la subissent. Anders voudrait faire entendre à travers ses écrits un « cri inarticulé », celui poussé par des êtres qui ne savent pas que leur voix compte. Ce cri est aussi celui des mères aux dos creusés par les ménages mais à l'amour infini, celui de la mère dans Ådalen '31 ou La Beauté des choses, l'ultime film du cinéaste.
Avec Amour 65, Widerberg salue la Nouvelle Vague et Cassavetes, et propose un film hybride sur la fragilité des êtres, aussi insaisissables que les miroitements de la lumière qui passe à travers l'optique dont son personnage de cinéaste ne se sépare guère. Cette lumière est aussi celle qui illumine de fenêtre en fenêtre, de reflets en reflets, Britt sur le chemin de sa liberté à la fin du Péché suédois.
« Le socialisme sans la joie n'est rien » (Bo Widerberg)
Hello, Roland ! (1966), satire du monde publicitaire, sera le dernier film de Widerberg en noir et blanc. Son passage à la couleur s'accompagne d'une variation dans la forme, qu'il revendique : « Personnellement, j'essaie d'être le plus classique dans la forme, et j'ai bien l'intention de l'être encore plus. » Car comment toucher les spectateurs si la forme fait barrage ? On lui reprochera parfois une joliesse toute impressionniste dans Elvira Madigan ou Ådalen '31, comme si la lumière et les couleurs n'avaient pas leur place dans la description de ces vies minuscules.
Si Widerberg quitte les faubourgs encrassés pour la campagne, ses préoccupations demeurent inchangées. Le paradis que partagent les amants d'Elvira Madigan se métamorphose alors qu'approche l'automne et que la société se rappelle à ces marginaux. Les fleurs printanières d'Ådalen '31 seront tachées du sang des manifestants tandis que retentit dans la nuit le sifflet de l'usine, ce « cri inarticulé » de la classe ouvrière. Une autre voix refuse de se soumettre à l'injustice, celle de Joe Hill, héros de l'unique film hollywoodien de Bo Widerberg, œuvre incandescente qui préfigure les scènes de rue du Parrain et les grands espaces des Moissons du ciel. L'égalité n'est pas réalisée, et Widerberg ne cesse de le rappeler.
Mais cette revendication d'égalité est un combat qui se mène dans la joie. Chez Widerberg, on fait de la musique avec deux couvercles de casseroles, on partage des repas bruyants, et même la mort ne peut empêcher les vivants d'aller danser. Les ouvrières en grève auxquelles Joe Hill (1971) est dédié réclamaient du pain et des roses, et Widerberg leur en fait cadeau.
« Cette justice broie tout » (L'Homme de Majorque)
Après Tom Foot (1974), fable sur un gamin prodige du football, le réalisateur continue à explorer les mécanismes sociaux à travers une autre forme : le polar. « Personne n'a jamais raison contre un flic », dit l'un des policiers désabusés d'Un flic sur le toit (1976), adapté d'un roman de Sjöwall et Wahlöö. Une terrible affirmation qui résonne avec L'Homme de Majorque, second polar, signé une décennie plus tard. Ce sont des scènes remarquables par leur sécheresse et leur efficacité, du meurtre qui ouvre Un flic sur le toit au braquage de L'Homme de Majorque. Mais même dans ces œuvres noires, le réalisateur ne se départ pas de son sens de l'humour, comme le prouve la course-poursuite de L'Homme de Majorque, ponctuée bruyamment par les obstacles que le flic bouscule.
Dans les années 70, les tournages de Widerberg sont de plus en plus chaotiques. Il fait fi du plan de travail, dépasse les budgets. Il est capable de prendre des risques insensés pour obtenir une séquence, quitte à filmer lui-même en contre-plongée le crash d'un hélicoptère. S'il admet avoir besoin de frictions pour travailler, il doit interrompre plusieurs fois le tournage de Joe Hill, et se brouille avec son acteur de toujours, Thommy Berggren. En 1979, Victoria ne renouvelle pas le miracle Elvira Madigan, et Le Chemin du serpent (1984) ne lui vaudra pas la même reconnaissance que ses polars. Et pourtant, tout Widerberg est là, dans ce récit de la persécution que des propriétaires font peser sur les femmes d'une famille désargentée, s'appropriant leur chair. Ici, aucun lyrisme, mais une nature hivernale, avec pour seule source de chaleur la musique partagée.
La musique reviendra, plus importante que jamais, dans La Beauté des choses (1995), récit des amours d'un jeune homme et de sa professeure. Si Widerberg retrouve un temps la lumière qui accompagnait l'érotisme de ses premiers films, c'est pour mieux souligner la cruauté de cette éducation sentimentale en temps de guerre. Ce n'est pas tant une variation autour du Diable au corps qu'un récit désenchanté sur l'apprentissage du monde. Stieg connaîtra dans sa chair le sens de ce mot terrible : médiocrité. Mais comme chez tous les personnages widerbergiens, il lui restera, indéfectiblement, une résistance : le goût de la beauté.
Anne Sivan