Le siècle Mastroianni

Gabriela Trujillo - 16 juillet 2024

Icône absolue de la culture italienne, Marcello Mastroianni incarne un versant solaire de l'idéal masculin du XXe siècle, excellant dans tous les registres. Son itinéraire n'est pas uniquement celui d'un interprète plein de grâce : par-delà le sortilège de son regard de braise, récusant le statut de latin lover, l'acteur a défendu des rôles d'une grande complexité. Sa carrière permet de brosser le portrait d'un artiste audacieux, antifasciste, résolument moderne.

Mais comment expliquer l'enchantement Mastroianni ? Par sa manière de danser peut-être, lorsqu'il se lance dans une chorégraphie improvisée, aussi désarticulée qu'endiablée (Nuits blanches). Il ne s'agit plus, ou si peu, de succomber aux slows torrides du charmeur à l'œil triste de Fellini – ces valses-poursuites collent trop au stéréotype de l'irrévocable et insatiable amant italien, tels les avatars du divin séducteur de Casanova 70 de Monicelli et, plus tard, le même Casanova vieillissant dans La Nuit de Varennes. Encore moins séduisant est son désir scabreux d'un corps adolescent dans La Fille, ou la petite mesquinerie de l'attirant et volage psychiatre de Vertiges. Non, la magie Mastroianni opère malgré lui lorsqu'il tente quelques pas de rumba, osant un déhanché vertigineux juste pour résister par la joie à la terreur mussolinienne (Une journée particulière). Ou lorsqu'il se relève d'une chute en claquettes, reprenant le doux balancement de son duo avec Giulietta Masina (Ginger et Fred), ultime moment de grâce avant que la télévision ne succombe à l'empire de la laideur berlusconienne.

Contre Marcello

Originaire de la Ciociaria, territoire presque barbare du sud-est de Rome, Mastroianni (né en 1924) commence par faire des apparitions chez Luciano Emmer et Alessandro Blasetti, interprétant avec bonhomie ses rôles, dont celui de tassinaro, brave chauffeur de taxi. En 1957, après l'avoir dirigé au théâtre, Luchino Visconti offre à Mastroianni son premier grand rôle dramatique dans Nuits blanches, où ce dernier incarne un jeune homme insipide et tragique.

L'année suivante, il intègre le cénacle des acteurs de la comédie à l'italienne grâce à sa prestation de benêt cinéphile dans Le Pigeon de Mario Monicelli, avant que l'immense succès de La Dolce vita ne le projette, à l'aube des années 60, comme sex-symbol, son seul prénom devenant maître-mot de séduction. Jouant visiblement le talent de Mastroianni contre le sex-appeal de Marcello, l'acteur arbore la moustache sicilienne dans l'hilarant Divorce à l'italienne de Pietro Germi, où il se débarrasse de son épouse non sans avoir échappé à une séance houleuse de... La Dolce vita. Il incarne aussi un inénarrable séducteur piégé par la femme de sa vie dans Mariage à l'italienne de Vittorio De Sica, film-clé du couple en or du cinéma italien, qu'il formera pendant quarante ans avec sa complice Sofia Loren pour Blasetti et Robert Altman, en passant par Dino Risi, Ettore Scola et Lina Wertmüller. Devenu la figure incontournable du cinéma transalpin, l'acteur joue de sa ruse naturelle, une forme transparente de cynisme instinctif, ou sa variante d'une félinité toute latine. La plupart de ses rôles ont un double fond : renversant de beauté farouche dans le taiseux Liza de Marco Ferreri, insaisissable en plein Risorgimento dans Allonsanfàn des frères Taviani, il sera aussi l'impassible commissaire de La Femme du dimanche de Luigi Comencini, avant de devenir le vieil homme rieur cachant un secret chez Ruiz, Angelopoulos, Oliveira, ou le conteur des Yeux noirs de Nikita Mikhalkov. On se demande alors à quoi peut bien penser sous son masque l'homme au visage mercurien, dont les personnages ont traversé toutes les crises existentielles de sa génération.

L'homme après le fascisme

Par la manière qu'il a de tordre le cliché de la virilité porté par le régime mussolinien et d'incarner toutes les nuances de la masculinité italienne jusque dans ses fêlures, Mastroianni devient l'un des plus grands comédiens de son époque. Malgré une simplicité affectée, il est l'acteur de la dépense pure, prodigue de son aura de vedette, comme dans le chef-d'œuvre de l'angoisse ontologique qu'est Break-up (Ferreri). Osant le drame de l'impuissance sexuelle dans Le Bel Antonio de Mauro Bolognini, il incarne la tendresse contrariée dans Journal intime de Valerio Zurlini, à l'époque où le sillon vertical entre ses sourcils se creuse dans une forme évidente d'accablement tranquille. Chez Scola, il interprète l'homosexuel persécuté d'Une journée particulière et la détresse pataude, féminicide, de Drame de la jalousie, rôle qui lui vaudra un premier prix d'interprétation à Cannes. Dans La Femme du prêtre de Risi, il campe le curé à qui le Vatican interdit le mariage, aux antipodes de l'ambitieux Don Gaetano, prêtre au regard exorbité et ange exterminateur de la politique italienne dans le très sombre ferrero-pasolinien Todo modo d'Elio Petri. Enfin, lorsque les hommes veulent aider les femmes, il se retrouve enceint de Catherine Deneuve pour Jacques Demy.

Entre honneur d'anciens résistants et solidarité de classe, l'amitié est l'une des vertus cardinales de ce cinéma d'après-guerre (Les Camarades de Monicelli ou La Terrasse de Scola), mais le plus beau et le plus mélancolique des films sur l'amitié masculine reste La Grande Bouffe de Ferreri, où le vorace Marcello voit sa vigueur s'abîmer inexorablement. Que Mastroianni quitte définitivement l'Italie au moment de l'accession au pouvoir de Berlusconi est peut-être le résultat d'impératifs autres que politiques ; et s'il n'a pas milité activement, il ne s'est pas privé de témoigner, en compagnie de cinéastes engagés (Rosi, Pontecorvo), de son admiration pour Enrico Berlinguer, le secrétaire du PCI. Par ailleurs, de sa collaboration au long cours avec Scola, l'un des artistes les plus politisés de sa génération et celui avec qui il a tourné le plus de films, l'acteur se souviendra comme d'une entente douce ayant pour terreau l'admiration réciproque et peut-être même la délicatesse d'un espoir commun.

Gabriela Trujillo

Gabriela Trujillo, écrivain, essayiste et historienne du cinéma, a longtemps travaillé à la Cinémathèque française, a dirigé la Cinémathèque de Grenoble ainsi que son festival de court métrage. Membre du comité de sélection de la Quinzaine des cinéastes, elle se consacre désormais à l'écriture et l'enseignement.