Le cinéma de Pietro Germi est un défi permanent aux catégories installées de l'histoire du cinéma italien. Non parce qu'il refuserait d'être confondu ou associé avec celles-ci, mais plus bizarrement encore, parce qu'il semble les avoir entièrement absorbées. L'œuvre de l'auteur de Divorce à l'italienne constitue une sorte de synthèse de tous les genres et les styles (ou presque) de la production transalpine d'après-guerre, du néoréalisme à l'esthétisme calligraphique, de l'engagement social à l'imprégnation picturale et formelle d'influences exogènes. C'est ainsi que se construisit une filmographie située à la fois à contre-courant de son époque et parallèlement au centre de celle-ci, dans une volonté totalisante et libre à la fois. Germi fut longtemps considéré d'un œil soupçonneux par la critique italienne. Pas assez purs, pas assez engagés, trop sentimentaux ou trop caricaturaux, ses films n'entraient guère dans les grilles idéologiques de lecture de leur époque.
Né à Gênes en 1914, Germi se destinait, tout en écrivant déjà divers textes littéraires, à la carrière d'acteur, après avoir été accepté au Centro sperimentale de Rome, où il entre en 1938. Mais il y suit également les cours de réalisation. Il obtient, en 1942, un rôle dans La Couronne de fer d'Alessandro Blasetti qui supervisera, en 1946, son premier long métrage.
Une œuvre hybride...
Le Témoin est déjà une œuvre qui se situe à la croisée de nombreux chemins. Produit par la compagnie Orbis Film, une société de sensibilité catholique, le film conjugue tout à la fois, d'une façon un peu rustique, un regard sur la réalité sociale de 1946, les ressorts d'une fiction criminelle, et les interrogations d'une réflexion philosophique un peu abstraite. Entre Rossellini, le film noir et Dostoïevski, Le Témoin décrit un monde en ruines où la question de la survie impose aux humiliés des choix moraux inhumains. Cette question de la culpabilité ressortira, de façon obsédante, dans des œuvres ultérieures comme Traqué dans la ville (1951) ou L'Homme de paille (1958).
La volonté de décrire les choses comme elles sont est évidemment au centre de la plupart de ses premières fictions, qui mêlent souvent acteurs professionnels et amateurs. Ainsi cet homme du Nord de l'Italie, avec des titres comme Au nom de la loi (1949), Le Chemin de l'espérance (1950) ou bien Jalousie (1953), donne-t-il à voir une Sicile authentique, un monde archaïque, écrasé de soleil et guidé par ses propres règles. Jeunesse perdue (1948) montre la jeunesse bourgeoise avec une vérité que le néoréalisme avait su appliquer au prolétariat. Traqué dans la ville impose, derrière le suspense des péripéties vécues par les protagonistes, une vision sans artifice de la banlieue romaine et de ses habitants désorientés et offensés. Et pourtant, ces deux titres incarnent également et exemplairement le caractère hybride d'un cinéma qui n'hésite pas à emprunter à d'autres sources, en l'occurrence au film noir hollywoodien, dont il semble vouloir constituer une variation transalpine. Si le western, et plus particulièrement l'art d'un John Ford, a pu être mentionné comme référence possible de films comme Au nom de la loi ou Le Chemin de l'espérance, on peut aussi, surtout pour ce deuxième titre et sa capacité à évoquer les rapports entre l'individu et le collectif, citer un certain cinéma soviétique. Par ailleurs, avec des films comme Jalousie et La Tanière des brigands (1952), deux reconstitutions historiques, le cinéaste n'hésitera pas aussi à emprunter la voie d'une certaine stylisation visuelle l'éloignant de toute volonté néoréaliste.
...et sombre
Mais ce qui dérangea une partie des commentateurs fut surtout sa manière de ne jamais succomber à un certain volontarisme idéologique. Germi est l'auteur d'une œuvre pessimiste, peu désireuse de composer avec l'espoir d'un avenir plus radieux. Dans Le Disque rouge (1955), L'Homme de paille (1958) et Meurtre à l'italienne (1959), il incarne lui-même le personnage principal, robuste moustachu fumant (comme Germi dans la vraie vie) d'infects cigares toscans. Dans les deux premiers titres, il est un homme quelconque incapable de dépasser les contradictions d'une existence qui le mettent, dans Le Disque rouge, en dehors de sa classe sociale et, dans L'Homme de paille, le condamnent, à jamais et paradoxalement, à vivre aliéné et isolé au sein de sa propre famille. Le troisième film, adapté d'un roman de Carlo Emilio Gadda, est encore plus impitoyable. Germi y incarne un commissaire de police qui, dans le cadre d'une enquête, va se retrouver aux prises avec les pires secrets d'une société essentiellement et métaphysiquement corrompue. Le Mal n'y épargne aucune classe sociale et le regard désenchanté du commissaire Ingravallo est sans aucun doute aussi celui du cinéaste Germi.
Le pessimisme, tout autant peut-être qu'une sorte de misanthropie critique, vont s'accroitre lorsque Germi abordera, de front, le genre de la comédie. Il est parmi les grands noms du genre (Dino Risi, Mario Monicelli), le plus outré, celui dont les films effleureront le plus une forme de stylisation qui pourrait être issue de la bande dessinée tout autant que de l'antique commedia dell'arte. Divorce à l'italienne (1961), Séduite et abandonnée (1963) et Ces Messieurs dames (1966) épinglent l'Italien contemporain que les conventions d'une société et de sa morale contraignent à l'hypocrisie, au mensonge et plus largement à toutes sortes de dérèglements. En plein boom économique, son cinéma, qui avait refusé les espoirs eschatologiques de la gauche italienne dans les années 40 et 50, va également affirmer son scepticisme face à une modernité qui rentre au chausse-pied dans une société empesée. Son dernier projet, finalement réalisé par son ami Mario Monicelli, sera Mes chers amis (1975), chronique bouffonne et mélancolique, qui bouclera trente ans de cinéma italien.
Jean-François Rauger