Cowboy dans des rodéos en Arizona, batteur de jazz à Acapulco, disc-jockey au Japon, étudiant en philosophie à Dartmouth... Quand il pose ses valises à Hollywood au début des années 60, Bob Rafelson a déjà vécu plusieurs vies. Ce tempérament baroudeur se retrouvera dans son goût pour les personnages d'aventuriers, de voyageurs, d'héritiers récalcitrants incapables de rester à la place qui leur a été assignée, mais aussi dans ses rapports houleux avec les studios, qui lui valurent une réputation de maverick incontrôlable.
Monnaie de singes
Les films réalisés par Bob Rafelson au début des années 70, Cinq pièces faciles et The King of Marvin Gardens, associés à ceux qu'il produit via la société BBS (Easy Rider de Dennis Hopper, Vas-y, fonce de Jack Nicholson, La Dernière Séance de Peter Bogdanovich...) constituent sans doute l'expression la plus éclatante de l'esprit anticonformiste du jeune cinéma américain d'alors. Un précipité du Nouvel Hollywood. Avant même d'être réalisateur, l'homme s'est envisagé comme un découvreur de talents, fédérant les énergies rebelles qui gravitent autour de lui. En 1965, il participe ainsi à la création des Monkees, pastiche américain des Beatles, vrai-faux groupe monté de toutes pièces. Le succès phénoménal de leurs chansons et de la sympathique série télé à leur gloire va bientôt lui permettre de financer des œuvres plus explosives. Sans les Monkees, pas d'Easy Rider. Rafelson, qui s'était rêvé musicien professionnel, déplace le centre de gravité de la pop culture du monde du rock (alors en plein âge d'or) vers celui du cinéma (lui en pleine déconfiture). Cette révolution passera par le sacrifice des Monkees : Head, son premier long métrage, coécrit avec Jack Nicholson, met en scène le suicide commercial du groupe à coups de saynètes psychédéliques déconstruisant différents genres hollywoodiens emblématiques (western, musical, etc.) C'est « Quatre garçons sous acide ». Le dernier plan du film a valeur de manifeste : la pellicule s'embrase et le logo de la Columbia prend feu.
Rester affamé
Brûler un logo paraissait sans doute naturel à celui qui n'aimait rien tant que brûler les vaisseaux. En 1970, Cinq pièces faciles fixe les traits du héros rafelsonien : l'alter ego Jack Nicholson incarne Robert Dupea, fils de bonne famille en rupture de ban, prodige de la musique classique qui a abandonné les privilèges de la naissance pour mener une vie d'errance. Dans Stay Hungry, en 1976, Jeff Bridges tiendra un rôle similaire, celui d'un héritier orphelin qui dilapide sa fortune en frayant avec des mafieux. Autant de reflets de Bob Rafelson lui-même, né en 1933 dans une famille de la moyenne bourgeoisie new-yorkaise, et qui a quitté celle-ci très tôt de peur de devoir suivre les traces de son père, qui travaillait dans le textile. Devenu cinéaste, il s'intéressera donc aux vagabonds volontaires, rebelles bien nés qui refusent le confort bourgeois, et les pièges sentimentaux qui vont avec – les « easy pieces », comme ce Prélude de Chopin que Robert Dupea trouve trop facile à jouer. Il s'agit de « rester affamé », comme le préconise dans Stay Hungry un culturiste philosophe joué par un jeune Arnold Schwarzenegger. Sur quoi débouchent les fugues existentielles des protagonistes de Rafelson ? Des points de suspension (la fin ouverte de Cinq pièces faciles), des impasses (l'Atlantic City figée dans l'hiver de The King of Marvin Gardens), parfois un happy end (Stay Hungry). Mais avant de prendre la fuite, il faut d'abord pouvoir s'échapper de maisons dépeintes comme des prisons : aux demeures bourgeoises autarciques des années 70 succéderont le restaurant Grande Dépression du Facteur sonne toujours deux fois, que Jessica Lange, enchaînée à ses fourneaux, ne peut espérer quitter que par le meurtre de son mari, ou la bicoque floridienne de Blood and Wine, où croupit dans l'aigreur la famille recomposée formée par Jack Nicholson, Judy Davis et Stephen Dorff. Cette hantise du foyer explique sans doute la surreprésentation dans l'œuvre des personnages de promoteurs immobiliers véreux ou fantasques, du Bruce Dern beau parleur de Marvin Gardens au Sami Frey de La Veuve noire, qui veut construire un hôtel de luxe face à un volcan d'Hawaï.
Reprendre la route
En 1981, Le facteur sonne toujours deux fois marquait un tournant pour Bob Rafelson. Renvoyé peu de temps auparavant par la Fox du tournage de Brubaker (la légende raconte qu'il avait agressé un col blanc du studio), le cinéaste devait prouver qu'il était en mesure de réaliser un film commercial, d'apparence plus conventionnelle. La route hollywoodienne s'annonçait plus chaotique que prévu – pas « easy » du tout. Il se spécialisa alors dans le genre, rassurant pour les décideurs, du néo-noir : La Veuve noire, Blood and Wine, Sans motif apparent, d'après Dashiell Hammett... Même la romance Man Trouble a des accents de comédie d'arnaque. Ce faisant, il déplaçait son regard des personnages nés avec une cuillère en argent dans la bouche aux laissés-pour-compte du rêve américain. Un film pas comme les autres (ni noir, ni d'errance seventies, et sans Nicholson au générique) se distingue dans sa filmographie : l'épopée conradienne Aux sources du Nil, à laquelle il avait longtemps rêvé. Lui-même grand voyageur, Rafelson avait toujours été fasciné par la figure de Sir Richard Burton, aventurier, explorateur, militaire, écrivain, traducteur, dandy, diplomate. Le film raconte son expédition à la recherche des sources du Nil en compagnie de son ami, puis rival, John Speke. Ce dernier arpentait l'Afrique pour la gloire, quand Burton le faisait par goût du danger et plaisir insatiable de l'aventure. À la fin, Speke est félicité par la société des géographes pour avoir identifié le lac Victoria comme source du fleuve, tandis que Burton, en désaccord avec les conclusions de son collègue, est rejeté par ses pairs. Alors il fait ses bagages et reprend la route. Il va sans dire qu'aux yeux de Bob Rafelson, c'est lui qui triomphe.
Frédéric Foubert