Pionnière du malentendu

Adrien Dénouette - 15 juillet 2024

« Tu préférerais manger une cuillère de merde de chien ou boire un demi-litre de la pisse de Louise ? » D'emblée, le ton est donné. Cette réplique savoureuse provient du premier film de Sophie Fillières, Des filles et des chiens, programmé en avant-séance de La Sentinelle en 1991, privilège rare pour un court métrage. C'est un plan-séquence de quatre minutes dans lequel deux lycéennes (Sandrine Kiberlain et Hélène Fillières, juvéniles) se livrent à un jeu puéril pour tromper l'ennui. « Eh, qu'est-ce que tu préférerais, faire la manche toute une semaine ou que Christophe te largue ? » Mais les dilemmes, d'abord conformes à l'idée qu'on se ferait d'un échange entre copines, deviennent peu à peu d'un goût plus douteux. « Tu préférerais coucher avec ton père ou avec ta mère ? » Avec son titre de comptine et ses filles la bouche pleine d'ordures, le film, mais aussi sa place en préambule de La Sentinelle, offrent un bel aperçu de l'image trompeuse du cinéma de Sophie Fillières : celle d'une « fantaisie » à l'ombre de Desplechin et compagnie, génération dont le prestige ne lui sera pas accordé. Les comédies, ça ne fait pas très sérieux. Encore moins quand on leur donne des titres infantiles pour le plaisir du malentendu.

Des filles à compléter

Sophie Fillières sort diplômée de la Fémis en 1990, aux côtés de Solveig Anspach, Arnaud des Pallières, Émilie Deleuze et Noémie Lvovsky, promo devancée par celle de Desplechin, Rochant et Ferran. En rupture avec le sérieux de ses origines scolaires, et peut-être aussi de cette bande peu portée sur la gaudriole (à l'exception de Lvovsky), Fillières opte pour la comédie. Le genre, dira-t-elle, permet « d'évacuer la psychologie des personnages, et de s'aventurer sur des terrains dangereux sans avoir à s'en justifier ». Grande Petite, son premier long métrage, en est l'illustration. On y voit une jeune femme (Judith Godrèche) trouver par hasard un sac de fric et un revolver. Le butin est précieux, elle en fait n'importe quoi. Un peu enfant, volage et destructrice, le personnage est une énigme à l'image de ces accessoires de polar égarés dans un film d'auteur, que rien ne viendra justifier. Passé inaperçu, le film a surtout valeur d'ébauche pour Aïe, qui vient juste après, et où une jeune femme se propose de « jouer à être amoureuse » d'un homme venu l'aborder dans un café. L'offre jette le doute sur la réalité du sentiment mais qu'importe, la fille (Hélène Fillières, déjà au générique des Filles et des chiens) est ravissante. Problème, elle se fait vomir. « Après les repas, je pue de la gueule », prévient-elle de but en blanc. Le vomi produit le même effet de surprise que les dilemmes scato et le grand n'importe quoi de Grande Petite : il déniaise l'image des jeunes filles, plus exactement le cliché de leur pureté. Peuplés de visages angéliques (Sandrine Kiberlain, Hélène Fillières, Judith Godrèche, Emmanuelle Devos, Chiara Mastroianni, et Agathe Bonitzer, fille de la cinéaste), les films de Sophie Fillières pointent l'absurde d'une image incomplète. Celle d'un idéal de féminité romantique, virginal, ici nuancé par un paquet de défauts, comme s'il s'agissait non de lester les filles de gravité intellectuelle ou de nobles causes – dans cet univers indifférent aux réalités politiques et sociales, elles ne sont pas moins superficielles que les garçons et leur obsession des apparences –, mais de les compléter par un peu d'impuretés. Chez Sophie Fillières, la conquête, c'est d'abord la liberté d'être drôle, en restant maître de son ridicule. Un privilège d'homme trop souvent négligé, sinon par les réalisatrices de comédies de son époque (Balasko, Serreau, Marshall, Jaoui), les premières en France depuis Alice Guy.

Anti-romcom

Si Sophie Fillières n'est pas la plus célèbre de ces pionnières, son cinéma n'est pas le moins précieux ni le moins drôle. Il prend pour cible la même attente insupportable que ses consœurs : celle de la comédie romantique. De toutes, c'est la plus malicieuse et intègre. Malicieuse, parce que ses intrigues sentimentales et leurs titres prennent un malin plaisir à cultiver le malentendu. Intègre, parce qu'à l'exception de Gentille (que nuance toutefois cette très belle scène où Emmanuelle Devos, après l'avoir avalée, récupère sa bague de fiançailles dans sa propre merde – le mariage, suivez mon regard...), aucun de ses films ne satisfait aux conventions rassurantes du genre, narguées de très près. Dilemme amoureux dans Grande Petite et Gentille, amours naissantes dans Aïe, comédie du remariage dans Arrête ou je continue, valse-hésitation dans Un Chat, un chat et La Belle et la Belle, les films de Sophie Fillières fomentent toujours le même plan : détourner de leur issue conformiste des récits que tout portait vers une fin heureuse. À ce titre, Arrête ou je continue fait figure de chef-d'œuvre, qui met en scène un couple à bout de souffle interprété par Emmanuelle Devos et Mathieu Amalric. Soit l'occasion de gâcher, en plus d'une promesse de rabibochage, les retrouvailles d'un couple mythique né chez Desplechin. Comme on se retrouve ! L'opportunité était trop belle. Fillières ne s'est jamais privée de piocher chez ce grand frère de cinéma des acteurs à décaper de leur lustre, à commencer par Emmanuel Salinger, tête d'affiche de La Sentinelle récupéré après son César et rhabillé, dans Grande Petite, en harceleur bourré de tics.

Intégrité comique

Souvent réduit à son style et à son parfum de violette, le cinéma de Sophie Fillières renferme en vérité l'un des regards les moins consensuels de la comédie. Son dernier film, achevé peu après sa disparition, en apporte la preuve. Agnès Jaoui y interprète une femme aux abords de la soixantaine, un personnage inéligible à la romance et traité comme tel : seule, fuie par ses ex et ses enfants, son néant est le fruit d'une suite d'abandons. Mais au lieu de reconquérir l'amour malgré l'approche d'un ancien soupirant, au lieu de retisser du lien comme on l'attendrait d'une mère, c'est finalement elle qui les coupe, rompant toutes attaches jusqu'à l'accomplissement de ce projet symbolique, faire l'acquisition d'un mètre carré de solitude dans un no man's land, au nord de l'Angleterre. Le film est une grande braderie du cinéma de Fillières, une retraite loin des jeunes filles et de tout espoir sur le plan sentimental. C'est une célébration du droit d'être vieille, zinzin, bien dans ses défauts. Il ne sent plus la violette et s'intitule Ma vie, ma gueule. Le plus beau titre de cette carrière insolente, celui qui lui conviendrait le mieux s'il fallait la nommer.

Adrien Dénouette

Critique, enseignant et conférencier, Adrien Dénouette est l'auteur d'un essai sur Jim Carrey aux éditions Façonnage (L'Amérique démasquée, 2020), qu'il a adapté en documentaire pour Arte en coréalisation avec Thibaut Sève. Un an plus tard, il réalise Brad Pitt, La revanche d'un blond, documentaire de nouveau constitué d'images d'archives. En avril 2023 paraît son deuxième essai, Nik ta race, une histoire du rire en France, réflexion tonique sur le peu de valeur reconnue au rire dans les milieux culturels.