Un cinéma dément !

Stefano Darchino - 15 juillet 2024

Naked Gun

Dans les années 80 et au début des années 90, le trio de scénaristes et réalisateurs ZAZ (Zucker-Abrahams-Zucker), composé des frères David et Jerry Zucker et de leur meilleur ami Jim Abrahams, proposa un cinéma fourmillant de gags géniaux, déments, intemporels et universels, inspiration entre autres des Nuls en France. La critique cinématographique en Italie attribua aux ZAZ l'étiquette de cinema demenziale (littéralement « cinéma démentiel »), à savoir un cinéma qui enchaîne à haut débit les gags et qui systématise le pastiche et le télescopage comique de multiples références cinéphiles : la fin de Top Secret! mélange la fin du Magicien d'Oz à celle de Casablanca et des films qui plagient ce dernier. La première partie de la filmographie des Zucker-Abrahams-Zucker dévoile une cohérence stylistique et une véritable maîtrise du cadre, du montage et des plans-séquences, au service de l'humour.

La mise en scène au pouvoir (de l'humour)

Grâce au long sketch de Hamburger Film Sandwich (œuvre de 1977 que les ZAZ scénarisent, et contribuent à tourner avec John Landis), qui parodie Opération Dragon, et surtout grâce à Y a-t-il un pilote dans l'avion ? (réalisé à six mains en 1980), Zucker-Abrahams-Zucker inventent un nouvel humour cinématographique, qui ne vient pas des comédiens (ni des comiques, comme Mel Brooks), mais de la mise en scène. Les acteurs et actrices ne sont pas des têtes d'affiche et doivent déployer un jeu minimaliste, en tout cas au premier degré (jeu « dramatique »), parce que leurs personnages ne se rendent pas compte que la « réalité » autour d'eux est manipulée, au niveau extradiégétique, par les réalisateurs-démiurges. Une pastèque peut surgir de nulle part, tomber et s'écraser sur une table ; un nez peut s'allonger lorsqu'un personnage ment ; un gag peut se produire dans l'arrière-plan d'un dialogue sérieux et ennuyeux, comme tout autre sabotage du produit hollywoodien « classique ». Dans ces deux premiers films (qui appliqueraient presque au domaine comique l'adage d'Hitchcock), les acteurs n'ont pas de pouvoir : seule la mise en scène compte. Une proposition radicale poussée à l'extrême dans Top Secret! (avec Val Kilmer dans son premier rôle à l'écran), délire surréaliste et magrittien : on y voit non seulement des bonshommes en chapeau melon, parapluie et costume-cravate, mais aussi une statue de pigeon, une cheminée en parachute... et un plan-séquence (inversé) dans une librairie suédoise. Ce long métrage de 1984 contient également la première exception à la règle : après la séquence iconique de la gare qui part, à la place du train, l'un des personnages remarque un gag censé être extradiégétique et grimace d'étonnement, brisant l'orthodoxie des premiers ZAZ. De manière similaire, au sein de leur filmographie, Leslie Nielsen deviendra progressivement un acteur comique, au jeu riche en grimaces et chutes burlesques, avec la saga des Y a-t-il un flic... (The Naked Gun), où il incarne le policier maladroit Frank Drebin.

Malgré ces changements au fil du temps, les gags propres au trio restent profondément cinématographiques et liés à la mise en scène : un travelling ou un panoramique qui révèle le gag ; et les gags en profondeur de champ, véritable « signature » de Zucker-Abrahams-Zucker. Le plus souvent, le gag se produit en arrière-plan, pendant qu'une autre action (non comique) se déroule en avant-plan. Ou bien, il se fonde sur une relation comique entre l'avant et l'arrière-plan, et met alors en relation les différents personnages présents dans le cadre.

Un (art) collectif

Avant de devenir un collectif de trois réalisateurs-scénaristes-producteurs, les ZAZ avaient fondé le Kentucky Fried Theater, troupe de théâtre nonsense, d'où le titre original de leur premier film, The Kentucky Fried Movie. Cette troupe jouait des sketches, raillant les publicités télévisées et les bandes annonces, qui seront adaptés dans le long métrage de 1977. L'un des membres de l'équipe, Pat Proft, accompagnera les ZAZ dans la rédaction de leurs scénarios pour le cinéma.

Dans la lignée des Marx Brothers, les ZAZ écrivent des films de groupe : Y a-t-il un pilote..., Top Secret! et la saga Hot Shots! imposent une poignée de personnages principaux, au lieu d'un couple de protagonistes. L'échec commercial de l'ambitieux Top Secret! empêchera Zucker-Abrahams-Zucker de continuer à signer la réalisation à trois – un statut quasi inédit à Hollywood. David Zucker est donc seul crédité comme réalisateur pour le premier Y a-t-il un flic... (1988), mais on retrouve ses deux comparses au scénario et à la production.

...La politique (des auteurs) ?

Biberonnés aux magazines satiriques Mad et National Lampoon, les ZAZ aiment ridiculiser, au nom de la liberté, n'importe qui, mais par-dessus tout les totalitarismes et les extrémismes, dont l'extrême-droite. Ronald Reagan est moqué verbalement dans tous les premiers films du trio. Puis ce sera le tour de George Bush père, dans Y a-t-il un flic pour sauver le président ?, fable écologiste et explicitement democratic (en opposition à la droite republican). Hot Shots! s'attaque à Top Gun, parodié pour son idéologie machiste et reaganienne ; la désacralisation du militarisme sera exacerbée par la suite absurde, pertinemment intitulée Hot Shots! Part Deux (en français dans le titre original !). La francophilie des ZAZ (la « Résistance » dans Top Secret! contre le culte réactionnaire des années 50-60 prôné par Reagan, et citée ensuite par le long métrage d'animation South Park) peut laisser rêver à certaine affinité entre Guy Debord et l'art parodique du trio. Et tout particulièrement Hamburger Film Sandwich, détournement de la société du spectacle où, à la fin, ce n'est pas nous qui regardons la télévision, mais la télévision qui nous regarde.

Stefano Darchino

Stefano Darchino est chargé de programmation à la Cinémathèque française.