« Je m'attendais à un job facile... On dirait le Débarquement ! », tonne Harry Belafonte dans Le Coup de l'escalier (1959). Lorsqu'un cerveau invente un plan pour faire main basse sur un pactole, l'adversité advient en effet (et le cinéma avec elle) autour des sbires chargés de le mettre à exécution. C'est du moins le cas dans tout récit de cambriolage spectaculaire. Un genre en soi ? Tenter de le définir, c'est le voir filer entre ses doigts comme s'évapore un butin. Indémodable, poreux à d'autres catégories, ce modèle narratif se rencontre dès Le Vol du grand rapide (1903), le premier western. Avec ses opérations risquées, fantasques, le film de casse se singularise peut-être par sa façon de prendre à la lettre la comparaison de Belafonte, dont le personnage de braqueur métis s'associe avec un raciste : il s'agit de regarder de fragiles alliés en train d'élaborer un D-Day sans gloire, empêtrés dans un manège qui fascine par son oscillation entre ce qui réussit (tragiquement) et ce qui rate (avec superbe).
Si le braquage se décline comme motif à travers divers genres, c'est sans doute que sa complexité reflète celle de toute production filmique. Monter un coup, c'est prévoir un scénario, puis mener des repérages prudents, façon Les Inconnus dans la ville (1955), où l'on rôde fiévreusement autour d'une banque. C'est organiser un casting – de Quand la ville dort (1950) à L'Inconnu de Las Vegas (1960) et son remake Ocean's Eleven (2001) – et distribuer les rôles (« pourquoi M. Pink ? », proteste Steve Buscemi dans Reservoir Dogs, 1992). C'est créer des masques, révélant le monstrueux que les truands pensent dissimuler, de L'Ultime Razzia (1956) à Point Break (1991). C'est solliciter des coopérations internationales : l'Istanbul de Topkapi (1964) et le Naples d'Opération San Gennaro (1966) accueillent de savoureux chocs culturels. C'est diriger une équipe, arbitrer les conflits d'ego et les poignées de mains entre faux-jetons.
Jeux de vilains
Surtout, c'est accoucher d'un fabuleux numéro de prestidigitation, souvent muet, pour mieux revenir aux origines du cinéma. Du rififi chez les hommes (1955) fait autorité, qui érige la longue percée d'un coffre de bijouterie en célébration techniciste, en morceau d'apnée imité parfois avec génie – notamment par Melville avec Le Cercle rouge (1970). Aussi méticuleux que les orfèvres détroussés, le braqueur est un ingénieur aux mains magiques et expertes, qu'elles se posent sur un chalumeau, un gadget high-tech ou un simple volant (Drive, 2011). Se montrer désinvolte, c'est s'exposer à la loi de Murphy, grande ennemie des tournages et des braquages : les catastrophes qu'elle provoque engendrent la veine burlesque du caper type L'Or se barre (1969). Bien qu'espion, Ethan Hunt (Mission : Impossible, 1996) peut être vu comme l'artiste suprême du casse. Car c'est un art, selon l'esthète de Thomas Crown (1999) qui vole un tableau pour la beauté du geste. Parfois, un dissident refuse la sophistication : sévissant au temps post-westernien de la Grande Dépression, l'antihéros de Dillinger (1973) pratique le hold-up spontané, anar, libre comme l'air, tel un kamikaze joyeux. « La Dépression ? Connais pas », rit-il en tâtant ses billets, sans percevoir son jeu de mots.
Les autres cambrioleurs sont-ils a contrario de grands dépressifs, embarqués dans ces missions pour tromper leur envie de mourir ? Sont-ils, comme Crown et sa vraie-fausse ennemie, des esprits supérieurs piratant une société qui les ennuie, déverrouillant un monde diamantin caché sous l'ordinaire ? Du film noir aux bouleversements des années 60-70, cette dimension existentielle et politique s'affine. « La liberté à 70 000 francs par mois, c'est pas ma pointure », résume Gabin en sortant de prison dans Mélodie en sous-sol (1963), écoutant des ouvriers parler argent et pensant déjà au prochain coup, au der' des der'. Là est la vérité marxiste et métaphysique du braqueur : c'est à la fois un être cupide et un opposant au concept de liberté tel que l'entend le capitalisme – observé avec des yeux d'autant plus effarés quand il le retrouve après des années « à l'ombre ». Braquer, c'est renverser l'ordre social, fût-ce pour une nuit, dans une bourgade changée en utopie libertaire (Mise à sac, 1967) : ses policiers captifs, ses bandits à la place des matons), ou pendant une poignée d'heures furieuses : le magot d'Un après-midi de chien (1975) est arraché par amour, pour financer une opération de changement de sexe. Aussi romantique mais plus matérialiste, le mobile du Solitaire en 1981 (fonder une famille, la mettre à l'abri) est signifié par une stase balnéaire trop belle pour annoncer un vrai happy end.
Rater encore, rater mieux
Car toujours le trésor s'éparpille, remonte à la surface d'une piscine, quand il n'atterrit pas dans un fourgon échoué au bord d'un très symbolique précipice. Un casse est un travail subversif mais absurde ; on évite l'usine pour besogner d'autant plus, tout perdre et mourir. Les malfrats ne feraient-ils pas mieux de fonder un business légal et moins fastidieux ? Mais cette absurdité traduit celle de tout métier : à quoi bon tout ce labeur, toute cette action ? Avec leurs gestes précis et jamais pleinement fructueux, ces exécutants mettent à l'épreuve l'image-action (qui permet l'adhésion du spectateur aux actes observés, dit Deleuze) et le MacGuffin hitchcockien (l'enjeu-prétexte du récit) : la notion de finalité est hackée en même temps que les dispositifs de sécurité.
Peut-être faut-il donc chercher les motifs d'un casse – et du plaisir qu'on prend à le voir filmé – dans l'ébullition d'un désir plus profond : saboter à la fois un système et sa carrière (de malfaiteur, de citoyen), rater exprès son rêve américain, filer en prison, sortir, recommencer, rater encore, rater mieux. Pour qui hait l'ordre établi, le fiasco est désirable, addictif. Aussi le braqueur rejoint-il la figure de l'évadé (toute attaque à main armée a pour contrechamp une prison), cet autre Sisyphe dont la jouissance se situe moins dans la délivrance que dans le franchissement de cloisons interdites, la traversée de terrains minés en dépit du bon sens et du réalisme – du dedans vers le dehors, à l'inverse du voleur. Pour preuve, le destin bien réel du criminel Rédoine Faïd qui, de son propre aveu, a tout appris grâce à Heat (1995) : braquer, s'échapper, aller et venir de l'un à l'autre, sans fin. Du casse à la cavale, mêmes astuces, mêmes images, mêmes ratages toujours plus absurdes, et toujours plus prodigieux.
Yal Sadat