Roger Corman est le produit d'une époque qui a vu arriver une nouvelle catégorie de spectateurs et une nouvelle manière de voir, produire et distribuer des films. Nous lui rendons hommage en douze films, chacun représentatif d'un moment d'une carrière qui a duré plus de six décennies.
À la fin des années 50, les adolescents constituent une frange récente du public. Les drive-in, lieux de consommation rapide de films tournés à toute allure, d'échappatoire à la vie familiale et de flirts poussés sur banquette arrière, se multiplient. Tel est le terreau favorable à la naissance et à l'épanouissement d'une carrière hors norme, et au parcours d'un fabricant de films dits « d'exploitation », qui allait bousculer les marges de l'industrie cinématographique hollywoodienne, mais aussi inventer un laboratoire de formes et cultiver une pépinière de talents.
Roger Corman démarre au bas de l'échelle de la production, en vendant un scénario à la compagnie Allied Artists. Affligé par le résultat final, il crée lui-même sa propre compagnie. L'époque est favorable à la création de sociétés de production indépendantes. Si Corman aborde toutes sortes de genres comme le western, la dénonciation de la délinquance juvénile ou le film de gangsters, c'est dans la science-fiction que s'illustre particulièrement son talent. Il est vrai que celle-ci est à la mode en cette décennie de peurs nucléaires et de paranoïas diverses.
Il produit et réalise, à vil prix (généralement entre 50 000 et 80 000 dollars) et en un temps record It Conquered the World, où bestioles mutantes en plastique forment un univers dont la poésie repose parfois sur l'extrême austérité des conditions de fabrication. Le brouillard artificiel cache souvent la misère des décors, un supermarché peut être transformé en studio de tournage, le perchman, ou le scénariste, peuvent devenir l'acteur principal.
Épouvante psychanalytique et antiracisme
En 1960, Roger Corman se lance dans la réalisation d'une série de films adaptés d'Edgar Poe. L'épouvante est désormais en couleur, et le gothique à la mode. Les films britanniques produits par la Hammer remportent un succès non négligeable, ainsi que leurs variantes transalpines. Le cycle Poe apporte une réponse américaine à cette vague de frissons cinématographiques. Les films sont somptueusement photographiés : Le Masque de la mort rouge (1964), qui compte Nicolas Roeg comme chef opérateur, en est un des exemples les plus réussis. Cette série, qui donne la vedette à Vincent Price, génial histrion carnavalesque et shakespearien, fait resurgir des gloires du cinéma hollywoodien des années 30 comme Basil Rathbone, Peter Lorre ou Boris Karloff. L'épouvante cormanienne est très consciente de soi, nourrie de psychanalyse et de ce qu'on appellera plus tard une sorte d'ironie camp.
En 1962, le cinéaste réalise son film peut-être le plus personnel, un projet qui pour une fois n'est pas guidé par des considérations mercantiles, et qui exprime sa sensibilité politique. The Intruder décrit les agissements d'un agitateur raciste qui débarque dans une petite ville du Sud des États-Unis pour s'opposer à l'intégration. Sélectionné à la Mostra de Venise, ce plaidoyer antiraciste, filmé à l'économie et dans des conditions risquées, dans une bourgade du Missouri, se heurte à la censure, et sera un échec commercial qui renverra Corman à ses histoires de terreur.
Vers le milieu des années 60, Corman, qui s'associe avec certains grands studios, délaisse progressivement le fantastique pour signer des films de guerre, des films de gangsters comme Bloody Mama (1970), et lance la mode des films de motards. The Trip (1967) constitue un essai psychédélique qui rapproche la marginalité relative de sa production d'une contre-culture alors en plein essor, dont le cinéma de Corman incarne une sorte de vulgarisation opportuniste.
Débuts du Nouvel Hollywood
Guidé par la volonté de s'affranchir de sa relation avec son distributeur historique AIP, Roger Corman crée en 1970 la compagnie New World Pictures. Il délaisse la réalisation et se concentre sur la production-distribution de films de genre à petits budgets, spéculant sur les modes du moment – lorsqu'il ne les invente pas. Pour un certain nombre d'apprentis cinéastes, la troupe de Roger Corman représente une voie idéale, non académique, pour découvrir le métier. Cette petite fabrique de bandes fauchées, d'épouvante ou d'action, accueille toutes sortes de débrouillards bien décidés à faire carrière dans le cinéma. Une partie de la crème du Nouvel Hollywood débutera dans l'écurie Corman, tel Martin Scorsese avec Bertha Boxcar, en 1972.
Dans un lot de titres, produits à toute allure, se distinguent quelques perles : le méchant La Course à la mort de l'an 2000, de Paul Bartel (1975), qui imagine, dans un monde futur, une course automobile dont l'enjeu consiste à écraser le plus de piétons possibles, ou Cinq femmes à abattre (Jonathan Demme, 1974), l'un des chefs-d'œuvre de ce genre que Corman a beaucoup pratiqué, le film de prisons de femmes.
S'il cesse de tourner lui-même au début des années 70, il retourne brièvement à la réalisation en 1990 avec une bizarre adaptation du roman de Brian Aldiss, Frankenstein Unbound.
Corman fut apprécié par la cinéphilie française, sans doute bien avant que ne se généralise un certain goût pop pour le cinéma d'exploitation. La manière dont il fit de l'économie une vertu, son inventivité, sa marginalité, son apparent refus de tout intellectualisme ont été les conditions d'une singularité corrosive à l'intérieur du système hollywoodien. À sa façon, le cinéma de Roger Corman a incarné un moment moderne du cinéma américain.
Jean-François Rauger