Disparu brutalement en mars 2024, à l'âge de 59 ans, Laurent Achard était l'un des cinéastes les plus sensibles d'une génération née dans les années 60, révélée par ses premiers films dans des festivals comme Côté court à Pantin. La jeune cinéphilie passait souvent par cette manifestation créée en 1992, qui a très vite donné leur chance à de nombreux réalisateurs. Dimanche ou les fantômes, deuxième court métrage de Laurent Achard, y reçut le Grand prix en 1994. Ce fut pour de nombreux spectateurs d'alors un coup au cœur, une déflagration sans appel. La chronique subjective, teintée d'étrangeté, d'un enfant passant un dimanche avec sa mère, se déroulait entre quotidien d'appartement et sortie champêtre. La première séquence de Dimanche ou les fantômes peut submerger d'émotion, tant elle renvoie au secret de nos enfances : un enfant en slip blanc (figure récurrente du cinéma d'Achard) rejoint dans son lit à l'aurore sa mère endormie, alors que pour lui, « la petite souris est passée » : c'est alors que son petit poing en suspension hésite avant d'atterrir sur le flanc de sa mère, cette apesanteur exprimant peut-être la crainte de la réveiller, avant que celle-ci ne touche avec une infinie tendresse le bras de son fils. Tout ce qui nous bouleverse dans le cinéma de Laurent Achard est résumé là, dans ce plan-séquence fixe où la vie s'éveille et se tend.
Le cinéaste ne s'est jamais beaucoup embarrassé de psychologie, excepté peut-être dans Dernière Séance (2011), où les flashbacks expliquent progressivement le trauma du personnage principal, un serial killer cinéphile. On retient surtout cet art de filmer les gestes précis évoquant des liens mystérieux, tel ce plan répété dans Dimanche ou les fantômes, puis dans Le Dernier des fous (2006), d'un enfant recouvrant partiellement le corps endormi de sa mère d'un drap-linceul.
À hauteur d'enfant
La plupart des films de Laurent Achard sont à hauteur d'enfant. Avec Julien, dans son premier long métrage, Plus qu'hier et moins que demain, et son esquisse, le court Une odeur de géranium (1997), et bien sûr Martin, l'enfant mutique du Dernier des fous, deuxième long, prix Jean Vigo 2006. L'enfant est un témoin, relais du cinéaste, observateur des faiblesses des adultes, gardien des ambiguïtés humaines. Il observe énormément, peut agir et incarner la violence qu'il craint, à l'instar de la fin du Dernier des fous. Les films d'Achard sont teintés d'une angoisse sourde, guettés par un danger, hantés par le sentiment de la terreur enfantine. Ses deux premiers longs métrages sont situés l'été, à la campagne, près d'un lac ou d'une rivière. Lumineux, ils dissimulent une très grande part d'ombre, voire l'issue de la tragédie.
Laurent Achard joue dans ses films la carte du contraste brutal. La douceur de ses personnages est souvent doublée de cruauté au revers. « Je ne connais pas quelque chose de plus sexuel que le danger », disait-il à Libération en 2007 : « Il échappe au sens, impose un abîme, un gouffre. Il nous ramène à Guignol, aux trucs qui nous terrorisaient enfants quand on criait : « Attention, là, derrière toi ! » Il est le domaine de notre part d'ombre. Tourneur ou Carpenter imposent un art rare de la suggestion. Filmer ce qu'on ne voit pas, ce qui n'est pas, tel est mon projet. »
Le film d'Achard qui l'exprimera de la manière la plus aiguë, c'est La Peur, petit chasseur, un court métrage de dix minutes, très emblématique de son cinéma, un plan-séquence large où s'inscrivent une maison, un jardin, un chien, un enfant et sa mère. À un moment du film, les sons en off d'une dispute violente couverte par le passage d'un train nous révéleront le quotidien d'une violence domestique à laquelle l'enfant devra échapper, physiquement et moralement. Le film est un uppercut, précisément parce qu'on ne voit rien, et qu'on devine tout. Il est l'exemple absolu de sa mise en scène dénudée et sans afféterie, faisant sans cesse bruisser le hors-champ de ses récits, interrogeant sans cesse le point de vue du spectateur.
Présence de l'invisible
Laurent Achard n'a jamais réalisé de film directement fantastique, mais son cinéma est hanté par une présence de l'invisible qui infuse durablement. Cet invisible, c'est ce qu'il y a aussi derrière les portes de ces grandes maisons, personnages à part entière de ses deux premiers longs métrages : ce qu'on sait et ce qu'on cherche à savoir, à écouter. Les décors de ses films expriment l'inconscient des personnages. On pense aussi au cinéma de Dernière Séance et à ses pièces secrètes qui renferment la mémoire du personnage principal, Sylvain, le projectionniste meurtrier. Plus encore, les films de Laurent Achard sont des labyrinthes émaillés de nombreux échos qui se répondent d'un film à l'autre, le cri d'une mère dans la nuit, des regards inquiets qui s'échangent, ou des signes écrits parsemés : « la peur petit chasseur » écrit sur un papier retrouvé dans la cheminée du Dernier des fous ou « plus qu'hier et moins que demain », les célèbres vers du poème de Rosemonde Gérard à Edmond Rostand écrits sur du papier rouge, accompagnés d'une bague, dans Une odeur de géranium, avant de se retrouver en titre du long métrage qu'il prolonge.
On peut se demander ce que Laurent Achard aurait pensé d'une rétrospective intégrale de ses films à la Cinémathèque française, lui qui se rappelait que jeune spectateur, ce lieu (à l'époque situé au palais de Chaillot, avec cette grande descente d'escalier « qui l'intimidait trop ») « ne lui appartenait pas vraiment et qu'il lui faudrait prendre des chemins de traverse ». Avec trois longs et six courts métrages de fiction réalisés en 30 ans, Laurent Achard aura malheureusement été forcé de prendre de nombreux sentiers détournés pour réaliser son œuvre, qui s'accompagne aussi pour les dernières années de portraits amoureux de cinéastes qui ont compté pour lui, Jean-François Stévenin, Jean-Claude Brisseau, Patricia Mazuy, et bien sûr Paul Vecchiali. Avec comme trait d'union entre ces deux cinéastes, Pascal Cervo, incarnation intense et juste de ces personnages d'adultes hantés par leurs peurs d'enfants, auxquels le cinéaste ressemblait tant.
Bernard Payen