George Cukor, une vie bien à lui

Jean-François Buiré - 9 juillet 2024

Au début de The Actress (1953), une jeune fille assise au poulailler d'un théâtre contemple, extatique, les évolutions scéniques de la célèbre Hazel Dawn. Par le biais du récit autobiographique de la comédienne Ruth Gordon, George Cukor exprime une donnée constitutive de sa psyché : sa fascination pour le monde du spectacle et pour les actrices, qui le détourne des études de droit auxquelles sa famille new-yorkaise d'immigrés hongrois le destinait (il en gardera néanmoins une prédilection pour le travail de documentation, l'éloquence et la clarté, et réalisera le plus brillant des films à teneur juridique, malgré son titre français : Madame porte la culotte). Se dévoiler personnellement en affectant le détachement du conteur est une des stratégies de sublimation des cinéastes américains de l'ère des studios ; peu l'ont poussée à un point d'achèvement narratif et émotionnel autant que Cukor. D'évidence, l'héroïne travestie en homme de Sylvia Scarlett a des résonances intimes pour son réalisateur comme pour son interprète Katharine Hepburn, mais au-delà des « petites affaires privées », le film est une des plus étonnantes extravaganzas que le cinéma ait portées, à la fois buissonnière et shakespearienne, primesautière et grave.

Comme Alfred Hitchcock né un mois après lui, en 1899, Cukor réalise une cinquantaine de films, avec dix ans de retard puisque Hitchcock entre en cinéma dès les années 20, durant lesquelles Cukor se consacre à la régie et à la mise en scène de théâtre. En plein essor du cinéma parlant, fort de sa maîtrise du verbe sur scène, il vient à Hollywood en tant que dialogue director, coréalise trois films avec des cinéastes expérimentés puis signe seul Tarnished Lady, en 1931. Autant Hitchcock resta fondamentalement un cinéaste du muet qui se risqua à de grands moments de parole filmée, autant Cukor fut jusqu'au bout un « homme de parole », même s'il poussa parfois très loin l'exigence formelle, comme en témoigne son chef-d'œuvre, Une étoile est née. Sa productivité prolongée (son dernier film, Riches et Célèbres, date de 1981 et il mourut deux ans plus tard) tenait à sa passion de tourner quoi qu'il en fût, en mineur (une kyrielle de comédies de modeste facture) comme en majeur (David Copperfield, Une étoile est née, My Fair Lady). Passion qu'il résumait par l'injonction « On to the next thing! » — qu'importent les déconvenues, passons au film suivant. Or des déconvenues, Cukor en subit plus qu'à son tour : son travail sur Une heure près de toi nié au profit de Lubitsch, un film qu'il désavoua (Desire Me, un des rares longs métrages sans réalisateur crédité), l'arrêt de Something's Got to Give avec la mort de Marilyn Monrœ, le naufrage de L'Oiseau bleu (première production soviéto-américaine), une dizaine de films plus ou moins mutilés après tournage, et quelques échecs publics cuisants. Sans oublier cet étrange titre de gloire : « J'ai été viré du plus grand film jamais produit », disait-il de son renvoi d'Autant en emporte le vent par son ami David O'Selznick. Malgré sa renommée, Cukor, qui ne fut jamais producteur, s'exposait à ce genre de risques.

De la vivacité avant toute chose

La coréalisation de ses premiers films préfigure un autre trait cukorien : sa reconnaissance des contributions extérieures. Sans fausse modestie, il a constamment dit sa dette envers ses scénaristes, ses directeurs artistiques et son conseiller pour la couleur, le photographe George Hoyningen-Huene. Ce goût des autres chez un cinéaste tout sauf familialiste est aussi sensible dans ses distributions chorales des années 30, des Invités de huit heures à Femmes — titre emblématique puisque celui qui regimbait contre l'étiquette de woman's director réalisa une vingtaine de films dont les titres renvoient à la féminité. Les récits de type « Pygmalion » abondent dans son œuvre, le prétentieux mentor étant finalement dépassé, d'une façon ou d'une autre, par sa Galatée. Mais si Cukor fut abonné aux movie queens de son temps (Garbo, Shearer, Crawford), relança Judy Garland et initia le parcours filmique de plusieurs actrices dont son âme-sœur Katharine Hepburn et l'inimitable Judy Holliday, il « découvrit » aussi les jeunes Anthony Perkins, Aldo Ray et Jack Lemmon, et eut trois acteurs d'élection successifs : John Barrymore, Cary Grant et Spencer Tracy.

L'humilité relative de Cukor se manifeste également dans ses matériaux narratifs : remakes et adaptations de pièces ou de romans constituent l'essentiel de sa filmographie. Pourtant, en 1937, Cukor refuse de réaliser la première version d'Une étoile est née, trop proche à ses yeux de What Price Hollywood? qu'il avait tourné cinq ans avant. Seize ans plus tard, il en fait la deuxième version : un remake, mais renouvelé par le chant, la danse, l'écran large et la couleur. The show must go on, sans pour autant bégayer. L'échec public de Sylvia Scarlett amène Cukor à fuir toute flânerie cinématographique pour une décennie de haute couture hollywoodienne, alternant le meilleur (Indiscrétions, Hantise) et le pire (La Femme aux deux visages). Lorsque son œuvre risqua de s'ossifier, sa collaboration avec le couple de scénaristes Garson Kanin-Ruth Gordon la rafraîchit d'un souffle nouveau, à la fois réaliste et fantaisiste, particulièrement dans les comédies avec Judy Holliday. Mais qu'il s'agisse de leurs scénarios originaux, de récits préexistants, de films contemporains ou historiques (animés par son « don de sympathie pour le passé », selon les mots de Jean Domarchi), son mot d'ordre fut toujours, plus encore que personality et distinction : vitality, sans négliger les aspects sombres de l'existence. Rien de ce qui est humain ne lui étant étranger, il considérait ses nombreux personnages alcooliques, désespérés ou suicidaires pour eux-mêmes, sans en faire des repoussoirs moraux.

Quant à la mise en scène de la violence physique, elle révulsait Cukor. Il n'eut de cesse de la rejeter hors champ, de la ridiculiser ou de la présenter comme une folie. Toutefois, la claque accidentelle que Norman Maine, ivre, assène à son épouse devant le public de la cérémonie des Oscars dans Une étoile est née est un des plus beaux lapsus corporels jamais donnés à voir dans un film. Seule l'alliance de maîtrise et de spontanéité concertée du cinéma de Cukor pouvait l'exprimer avec une telle force.

Jean-François Buiré

Cinéphile, auteur de plusieurs articles publiés dans les revues Trafic et Cinéma, Jean-François Buiré enseigne aussi le cinéma à l'Université Lyon 2.