« Pretty Woman, de Garry Marshall, 1990, que j'ai donc vu à 29 ans »

Arnaud Desplechin - 17 mai 2024

En ouverture de la rétrospective « La Comédie romantique en 20 films » (8-24 mai 2024), la Cinémathèque a projeté Pretty Woman. Ce soir-là, le cinéaste Arnaud Desplechin a saisi l’occasion de dire son amour pour ce film. Et il l’a dit avec des arguments car, c’est bien connu, il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour.

Pretty Woman 2

Pourquoi ce film me tient-il tant à cœur ? Je vais essayer de m’en expliquer devant vous.

Pourquoi ai-je été voir le film dès sa sortie ? Je ne connaissais rien de Garry Marshall, mais j’avais vu Mystic Pizza avec Julia Roberts et elle m’avait soufflé.

Dans le film donc, politique des acteurs : Richard Gere, qui est magnifique, qui sortait du Coppola (Cotton Club) et d’un film de Lumet (Les Coulisses du pouvoir), beau comme un dieu. Et Julia Roberts un pur évènement de cinéma.

Nous savons que la première version du scénario fut écrite par J.F. Lawton, et c’était un scénario très sombre. Prostitution, drogue, corruption du héros, final tragique…

Le scénario fut proposé à Marshall, qui tombait alors amoureux du potentiel de cette histoire. Et au bout de dix réécritures, c’est devenu le film que nous connaissons.

Garry Marshall était un acteur à l’origine, et surtout un scénariste de télévision.

Il a écrit pour le Tonight Show. Et il a commencé en écrivant des punchlines, des blagues pour Lucille Ball. J’y reviendrai…

C’est Marshall qui a transformé un sombre drame social en rom-com, d’où notre projection de ce soir.

Mais qu’est-ce que j’ai vu dans la salle de l’Odéon à 29 ans ?

Oh, je n’étais pas encore fan du film, en sortant de la salle, j’étais sous le charme, amusé… Mais frappé ici et là. Et c’est un film que j’ai revu, et revu à différents moments de ma vie.

Pré-générique, pas passionnant : des histoires de business.

Puis nous sommes sur Hollywood Boulevard, c’est le générique, et là on voit d’abord l’étoile de Carole Lombard sur le hall of fame.

Et Clélia Cohen qui vient de terminer un film sur Pretty Woman (1), m’enseignait que si c’est cette étoile-là qui ouvre le film, c’est que Carole Lombard avait su résoudre l’équation magique d’Hollywood : comment être une femme belle ET drôle en même temps.

Cette étoile qui ouvre le film est donc un drapeau.

Puis, Julia Roberts en plans très serrés, on ne la reconnaît pas. Elle revêt son uniforme de hooker. Détail sublime de la botte usée qu’on maquille au marqueur. Puis Roberts s’échappera par l’escalier de service. Elle est fauchée.

Elle rejoint son bout de trottoir. Drogue, maquereau, le meurtre d’une prostituée, dont le cadavre est pris en photo par les touristes. L’exposition est incroyablement crue pour un film Disney.

C’est quoi l’histoire ?

Une espèce de banquier froid se perd à L.A., il cherche son chemin. Trouve une prostituée et décide de passer la nuit avec elle.

Voyez le geste si direct, choquant et merveilleux, quand Roberts pose la main sur l’entrejambe de Gere dans la voiture… Oui, il y avait bien dans ce film quelque chose qui me stupéfiait. Et c’était la liberté de son héroïne.

D’abord, le business man ne tient pas à coucher avec la prostituée. C’est pour rompre sa solitude, qui est immense.

Toutes les premières scènes – qui sont très amusantes – décrivent pourtant une négociation âpre entre le riche et la pauvre, c’est la dialectique du maître et de l’esclave, ou du serviteur, ou encore : Penia et Poros, pour reprendre le mythe de Diotime dans Le Banquet de Platon. Poros, le riche, celui à qui tout est donné, et Penia la pauvre, celle qui n’a rien et demande sa place au banquet des dieux.

Tout est drôle dans ces premières négociations, dur et drôle.

Regardez comment Vivian ne s’assied jamais sur une chaise quand elle arrive dans l’hôtel. C’est Marshall qui avait demandé à Julia Roberts de n’être jamais en repos, d’être toujours déplacée, pas à sa place… C’est ainsi quand vous n’avez pas de place au monde, vous n’avez pas même un siège. Regardez comment, magnifiquement, dans un geste si trivial et délicieux, Roberts pose ses fesses sur le fax et les contrats du business man.

Et puis, je suis tombé sur une scène, que je vais vous déflorer, et qui m’a fasciné jusqu’à aujourd’hui.

Richard Gere fait des deals au téléphone. Et Julia Roberts regarde la télé en noir et blanc, et on voit sur la télé cette paysanne, au drôle de visage, avec une autre femme, et toutes les deux foulant du raisin…

Je ne savais pas encore cette première fois qu’il s’agissait de Lucille Ball, qui est une fameuse actrice et productrice américaine, comique à la télévision.

Alors, la paysanne foule le raisin, la mine dégoutée, elle foule encore. Et Roberts éclate de rire. Gere et nous tous dans la salle, nous regardons fascinés le rire de Roberts.

Donc, une femme, travailleuse du sexe, pauvre, regarde le travail humble et un peu répugnant des deux paysannes et… elle rit !

Un silence. Elle s’approche, elle se dit qu’elle va enfin faire son travail. Alors, elle se déshabille.

Sur la télé, Lucille Ball continue à trottiner dans sa cuve de raisin, en noir et blanc…

Et pour moi, c’était une énigme de cinéma : qu’est-ce que la confrontation de ces deux images signifie ? Tout ! Et pourtant, je suis bien en peine de décrire ce qui se passe en moi. Bref, du cinéma pur.

La voilà en sous-vêtements. Julia Roberts va faire une fellation. Mais une idée, un souci lui traverse la tête, elle se lève, sort du champ et elle revient avec un coussin. Elle s’agenouille…

Je tiens que ce coussin est un des plus beaux gestes de mise en scène que j’ai vus, un des plus délicats, un des plus humains.

Julia Roberts a coupé le son.

Sur la télé, Lucille Ball continue à faire le clown. Un dernier regard, Julia Roberts sourit, et disparait du champ par en bas.

Sublime.

Voilà, c’est pour cette scène là que je suis ici devant vous.

Je ne me suis pas remis de cette scène.

Et je bénis l’homme qui a inventé ce coussin pour protéger les genoux de Vivian durant la fellation.

Il y a une autre raison à ma passion pour Pretty Woman. Et c’est Stanley Cavell.

Je tiens Pretty Woman pour – évidemment – une comédie de remariage.

Alors, c’est quoi au juste la théorie de Cavell (2) ? Eh bien, que le cinéma ne raconte pas la rencontre, Roméo et Juliette, les deux innocents.

Non, le cinéma hollywoodien nous montre un couple. Pas si jeune. La femme du couple ne s’y retrouve pas, parce qu’elle veut sa liberté, son indépendance, être vue pour elle-même. L’homme ne s’y retrouve pas non plus, il réclame son droit à l’enfance… Alors, ces deux-là divorcent.

Et tout le film, tous les films américains, seront l’histoire de leur divorce puis de leur remariage. L’objet du film ce sera cette négociation entre un homme et une femme. Qu’est-ce qu’un mariage qui ne soit pas une prison ?

Eh bien, c’est ce que vous allez voir. Gere rencontre Roberts. D’accord. Elle est pauvre, il est riche. Ils se mettent ensemble. Ils croient avoir bien négocié chacun. Et pourtant la femme ne s’y retrouve pas.

Alors, ils se séparent, et ils vont devoir inventer un nouveau mariage, qui serait une utopie, où l’homme verrait reconnu son droit à l’enfance, et la femme reconnu son droit à être elle-même.

Pretty Woman est une des très grandes comédies de remariage.

Dans le mariage, il s’agit de l’éducation de la femme. Ce n’est pas l’homme seulement qui l’éduque – et je n’aime pas du tout My Fair Lady. C’est la femme qui s’éduque elle-même en se disputant sans cesse avec l’homme.

Et jusqu’à la sublime dernière scène de Pretty Woman, à la dernière réplique, c’est la femme qui éduque l’homme.

Cette éducation réciproque, c’est la comédie de remariage.

On a loué le film en disant que c’était un conte de fées.

On a blâmé le film en disant que c’était un conte de fées.

Ce n’est pas exactement mon point de vue.

Je pense à un autre film qui compte beaucoup pour moi, et qui est Breakfast at Tiffany’s de Blake Edwards, lui aussi un film sur la prostitution. 1961, Audrey Hepburn. Qu’est-ce que nous retrouvons de la noirceur de la nouvelle ou du court roman de Truman Capote dans le film d’Edwards ? Eh bien, et c’est ma thèse, nous retrouvons tout, dans ce qui se présente pourtant comme un « conte de fées ».

C’est dit explicitement dès l’ouverture de Pretty Woman : bienvenue à Hollywood, tout le monde a un rêve, quel est ton rêve ?

Le film ne cesse de faire vivre le rêve hollywoodien et de le dénoncer, de le briser. Voyez le merveilleux dialogue avec sa collègue, jouée par Laura San Giacomo. « Combien de prostituées s’en sont sorties ? Aucune. »

Ces deux films, Breakfast et Pretty Woman, sont la peinture des rêves de leurs héroïnes. Bien sûr, le monde est effroyablement dur, nous le savons. Mais celles et ceux qui traversent le pire, ceux qui n’ont rien ont droit eux aussi à l’éloge, à la beauté, au rêve. Il y a là un paradoxe qui m’émeut et sur lequel je reviendrai…

Holly Golightly (Audrey Hepburn) ne pense pas d’elle-même qu’elle est une pute qui ne s’en sort pas, mariée à 14 ans, qui s’est enfuit de la prison de son village natal, et qui coucherait avec n’importe qui pour dix dollars. Elle veut inventer sa vie. Elle échouera. Mais la fiction l’aura accompagnée tant qu’elle rêve de s’inventer elle-même.

Je cherche encore pourquoi le film me touche autant. Un des ressorts du film, son cœur même, c’est l’humiliation, sociale, sexuelle, métaphysique. Merveilleuses scènes avec Hector Elizondo, le maître hôtel. Parce que Vivian est humiliée, je suis Vivian, sa honte est la mienne, et le film aujourd’hui me fait rire bien sûr, mais m’émeut aux larmes.

Quand Vivian s’en va en laissant l’argent sur le lit, je crie : « Reprends ton fric ! », et je voudrais pleurer.

Un fragment de dialogue qui me rend fou :

Elle : You’re late.

Lui : You’re stunning.

Elle : You’re forgiven.

Et le film fourmille de mots et de détails sidérants…

Comment arrive-on à une telle perfection du dialogue ?

La technique Marshall, racontée par Clélia Cohen dans son film, est la suivante : des bandes de scénaristes sur le plateau qui ne cessent de tout réinventer, enrichir, un dialogue constant avec les acteurs. Soit la méthode Howard Hawks. On sait aujourd’hui comment Hawks dessinait d’abord le mouvement de ses scènes, puis envoyait ses scénaristes dans leur caravane pour qu’ils inventent la réplique dont Hawks avait besoin. Raison pour laquelle les films de Hawks avaient des durées de tournage interminables et des budgets insensés.

Nous ne sommes pas ce soir devant un film d’auteur. Et pourtant, je voudrais qu’une seconde, on offre le même respect que celui qu’on offre à Hawks à ce produit d’artisans, parce que ce film humble, industriel, aura su filmer avec grâce les plus déshérités.

Vous me direz que je suis fou, qu’il s’agit juste d’une rom com.

Et que tout court au désastre, quand la première fin inventée par Lawton était tragique. Le milliardaire et la prostituée se séparaient. Et les deux prostituées partaient claquer tout leur pactole à Disneyland. Ce qui est une très bonne fin, cruelle, impeccable. Mais je trouve le film supérieur encore…

Alors, je vous raconterai une discussion que j’ai eu un jour avec François Regnault, immense homme de théâtre, immense cinéphile, auteur d’un texte séminal sur Hitchcock…

Je disais à François que je ne savais pas aimer les pièces de Molière, entre autres parce que les fins lénifiantes me semblaient fausses.

C’est qu’au lycée nos professeurs marxistes nous enseignaient que c’est le roi qui avait forcé Molière à conclure sur une fin heureuse. Molière lui savait bien que le monde se termine toujours sur la montagne de fange de Musset.

Comme le système capitaliste imposait le happy-ending au cinéma pour dissimuler l’oppression.

Mais Regnaut m’a appris ceci : que pour comprend Molière, il faut avoir vu la fin de Certains l’aiment chaud de Billy Wilder :

« – Je fume au lit.

Pas grave.

J’ai du poil aux pattes.

Vous vous raserez.

Je ne peux pas avoir d’enfant.

Nous en adopterons.

Alors, Jack Lemmon enlève sa perruque :

Mais enfin, je suis un homme !

Personne n’est parfait. »

La vérité profonde chez Molière, c’est la vérité du spectacle : que, bien sûr, le monde court à sa perte, court au désastre, mais toujours, immanquablement, eh bien, la jeunesse adviendra sur la vieillesse. La vie adviendra sur la mort. Parce que c’est le mouvement même de la vie.

Et que cette vérité est plus précieuse que toutes les dénonciations.

Parce que, suivant Hegel, je pense que nécessairement, ce sont les déshérités qui nous promettent, et qui déjà inventent un monde meilleur.

C’est ce qu’accomplit, à son humble façon, Pretty Woman.

Je vous en supplie, essayez d’aimer autant que moi la dernière réplique de Vivian/Julia Roberts, sur cet escalier de secours.


(1) Clélia Cohen, Pretty Woman, un conte de fées hollywoodien, 2024.

(2) Stanley Cavell, À la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage, 1981, éditions Vrin, 2017.


Arnaud Desplechin est cinéaste. Il a réalisé une douzaine de longs-métrages dont La Sentinelle (1992), Trois souvenirs de ma jeunesse (2015), Les Fantômes d'Ismaël (2017) et Frère et Sœur (2022). Il a mis en scène deux pièces à la Comédie-Française : Père d'August Strindberg en 2015 et Angels in America de Tony Kushner en 2020.