Histoire orale de Sorcerer (William Friedkin, 1977)

Céline Bourdin - 29 mars 2024

En 1976, William Friedkin est l'un des réalisateurs les plus en vue du Nouvel Hollywood avec deux immenses succès critiques et publics à son actif, French Connection et L'Exorciste. Il choisit d'adapter Le Salaire de la peur, roman de Georges Arnaud déjà transposé à l'écran par Henri-Georges Clouzot, mais l'expérience se transforme vite en cauchemar, noyée sous un budget faramineux et des conditions de tournage apocalyptiques. Naissance et résurrection d'un film monstre au fin fond de la jungle dominicaine.

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Avec William Friedkin (cinéaste), Roy Scheider (interprète), Amidou (interprète), Bruno Cremer (interprète), Walon Green (scénariste), Mark Johnson (assistant réalisateur), Warren Oates (interprète), Souad Amidou (fille d'Amidou), Steve McQueen (interprète), Anthony Powell (costumier), Edgar Froese (musicien), Chris Franke (musicien), Quentin Tarantino (cinéaste).


Une métaphore du monde

William Friedkin : Avec Walon, on avait de longues conversations sur l'exploitation des ouvriers d'Amérique latine par les grands compagnies pétrolières et fruitières, ce qu'on considérait comme de l'esclavage pur et simple, dans la mesure où les grèves étaient punies par des exécutions. Il a tout de suite vu le rapport avec Le Salaire de la peur, le chef-d'œuvre d'Henri-Georges Clouzot, « Tout est dedans ! ». On a décidé d'en acquérir les droits, détenus par Georges Arnaud, l'auteur du roman.

Walon Green (scénariste) : On voulait un film cynique où c'est le destin qui force les gens à tourner la page. On a également décidé d'écrire un véritable film sur ce que nous pensions être la réalité de l'Amérique latine et la présence d'étrangers là-bas aujourd'hui.

William Friedkin : C'était Georges Arnaud qui en avait le contrôle, et il était depuis longtemps à couteaux tirés avec Clouzot. Il était très content de nous vendre les droits, mais je sentais qu'il fallait que je voie Clouzot à Paris et qu'il me donne sa bénédiction avant de commencer quoi que ce soit. J'ai rencontré Clouzot dans son appartement, il n'allait pas très bien. Je lui ai dit que j'adaptais à mon tour le roman de Georges Arnaud, qu'il ne s'agissait pas d'un remake mais de mon interprétation de l'histoire. Je n'avais aucune intention de rivaliser, de le copier ou de surfer sur la renommée du titre. Ça n'aurait eu aucun sens de « refaire » Le Salaire de la peur. D'ailleurs, la découverte de Gabriel García Márquez et de son « réalisme magique » a eu une plus grande influence sur moi que le roman de Georges Arnaud.

Walon Green : J'avais conseillé à Billy Friedkin de le lire pour saisir la sensibilité et le point de vue d'un Sud-Américain, un monde qui serait au croisement de la réalité et du mythe, ce qu'on a appelé plus tard le « réalisme magique ».

William Friedkin : Je ne voulais pas faire un autre film sur le surnaturel ou une histoire de flics. Je savais que je devais sortir de ma zone de confort pour quelque chose de plus rude, un thriller existentiel, quelque chose dans l'esprit de l'un de mes films favoris, Le Trésor de la Sierra Madre.

Walon Green : Nous avons décidé d'écrire une scène après l'autre. J'écrivais une séquence, Billy la relisait, la réécrivait éventuellement, puis nous poursuivions notre discussion afin d'arriver à un consensus. Tant que ce n'était pas le cas, nous ne passions pas à la scène suivante. Je n'ai plus jamais travaillé ainsi par la suite et je le regrette.

William Friedkin : J'étais séduit par l'idée de départ, des hommes que tout oppose, forcés de s'entraider. Ils ne s'aiment pas mais vont mourir ensemble. La métaphore paraît évidente : notre civilisation est assise sur de la dynamite. Si on ne coopère pas, elle va s'effondrer. On cohabite avec le conflit quotidiennement.

Walon Green : J'étais frappé par la réaction d'amis lors de la lecture de mon scénario. Ils étaient décontenancés devant des personnages dont on ne sait jamais ce qu'il faut en penser. Il fallait néanmoins apporter des nuances entre les personnages.

William Friedkin : Le monde est plein d'étrangers qui se menacent les uns les autres dans une sorte de folie nucléaire. C'est un thème universel et c'était l'occasion de créer de nouvelles situations de suspense.

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Walon Green : Il n'y a pas d'identification possible avec les personnages incarnés par Amidou et Francisco Rabal. C'est davantage envisageable avec le Français interprété par Bruno Cremer, celui qui se conduit de la manière la plus policée, car il a laissé une femme derrière lui.

Genèse mouvementée

William Friedkin : Il nous a fallu quatre mois pour achever le script, mais lorsque nous avons eu fini, je trouvais qu'il était du tonnerre. Lorsque le scénario a commencé à prendre forme, je l'ai donné à McQueen, qui avait récemment quitté sa femme Neile pour Ali MacGraw. Il m'a appelé moins d'une semaine plus tard.

Steve McQueen (interprète) : C'était le meilleur script que j'avais jamais lu. J'ai dit à Friedkin : « Est-ce que tu ne pourrais pas le faire dans le coin ? Tu sais pour Ali et moi. Je ne peux pas la quitter pour un long tournage. Tu vas filmer ce truc pendant des mois, et je ne peux quand même pas l'emmener en Équateur juste pour passer du temps avec elle. Elle a sa propre carrière. Tu n'as qu'à lui écrire un rôle ! Fais d'elle ta productrice associée, comme ça, elle aura une raison d'être avec moi. »

William Friedkin : Comme un imbécile, j'ai refusé. Qu'est-ce que c'était gonflé de ma part ! Je ne savais pas, à l'époque, ce que j'ai compris ensuite : un gros plan de Steve McQueen vaut plus que les plus beaux paysages du monde. Si je devais refaire le film, je lui dirais de non seulement jouer dedans, mais de prendre la caméra à ma place. Vous n'avez pas idée du connard que j'étais à l'époque.

Warren Oates (interprète) : Bill Friedkin me voulait pour le rôle, mais il aime dépenser beaucoup d'argent pour ses films. Au moment où le budget dépassait la barre des 10 millions de dollars, Universal a décidé que mon nom n'était pas assez prestigieux. Il a donc embauché Roy Scheider.

William Friedkin : Ma collaboration avec Roy n'a pas toujours été simple. Mais ce n'est pas un critère : vous préférez un acteur avec qui il est facile de travailler ou un acteur qui met tout en œuvre pour donner la meilleure interprétation possible ? Roy était cyclothymique. Il laissait parfois son côté le plus obscur prendre le dessus et ce n'était pas facile de le sortir de cet état. Après Les Dents de la mer, il a commencé à avoir une certaine cote, et il est devenu difficile. À l'époque de French Connection, il aurait rampé si je le lui avais demandé. Sur Sorcerer, à chaque fois que je lui donnais une indication, j'avais l'impression de lui arracher une dent.

Roy Scheider (interprète) : Les gens me prenaient pour un dingue de me consacrer trois ans à ce film, quand j'aurais pu en tourner trois autres et gagner autrement plus d'argent.

Walon Green : Scheider voulait davantage de dialogues. Il nous avait aussi proposé une scène où son personnage prenait en charge un gamin dans le trou paumé où il a échoué, de manière à apparaître plus sympathique. Les comédiens aiment bien parler au scénariste dans un premier temps, pensant qu'il y a toujours un petit truc à gratter. Je lui ai expliqué que son idée n'était pas bonne, mais j'en ai quand même fait part à Billy. Qui a été plus direct : « Qu'il aille se faire foutre ».

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William Friedkin : Engager Roy Scheider, même s'il n'était qu'une deuxième option, s'est révélé un choix fort, car il ressemblait plus à un homme de tous les jours. Même chose pour ses partenaires, qui apportent plus de matière à l'histoire.

Souad Amidou (fille d'Amidou) : Friedkin a pris mon père sous son aile. Mon père avait une passion immodérée pour le cinéma américain des années 30, 40 et 50 qu'il connaissait très bien. Il adorait Friedkin, il était comme son frère, et adorait sa folie et sa créativité. Quand mon père a été choisi, il a assuré qu'il parlait anglais. Il a pris des cours accélérés, je le vois encore en train de travailler du matin au soir, et il est parvenu à faire croire qu'il parlait anglais. Il ne comprenait pourtant rien aux indications de Friedkin sur le tournage. Comme mon père ne parlait de toute façon pas beaucoup, il hochait la tête et faisait comme les copains. À la fin de chaque prise, Friedkin lui disait : « C'est parfait, Amidou, tu es génial ». Il se montrait très content du jeu intérieur de mon père qui était surtout celui de quelqu'un à l'anglais approximatif.

William Friedkin : Amidou est le seul des quatre acteurs qui a été mon premier choix, je l'avais découvert dans La Vie, l'amour, la mort de Claude Lelouch. Je vous assure que je n'ai jamais eu affaire à un comédien aussi précis que lui. Il comprenait tout du premier coup. Il n'y avait jamais besoin de le reprendre. C'était bien le seul sur le tournage, avec Francisco Rabal. Je vous le dis : pour faire preuve d'une telle précision, il faut connaître l'anglais, impossible autrement.

Amidou (interprète) : Quelle aventure ! C'est le tournage le plus extraordinaire que j'aie connu. Dans la jungle de la République dominicaine, Friedkin, si gentil à Los Angeles, devenait dur, intraitable.

William Friedkin : Avant d'engager Bruno Cremer, j'avais pensé à Lino Ventura. Mais son niveau d'anglais était insuffisant. Marcello Mastroianni venait d'avoir sa fille, il a décliné pour ne pas avoir de problèmes avec Catherine Deneuve. Robert Mitchum estimait avoir passé l'âge de tomber d'un camion en marche ... J'étais parti en repérages en Équateur mais, à cause de l'instabilité politique, nous n'avions pas trouvé de compagnie d'assurances. Le patron de Paramount, Charles Bluhdorn, possédait des usines de sucre en République dominicaine. Il acceptait de financer la moitié du film si je le tournais là-bas. Il y avait des routes dangereuses en montagne, ce dont j'avais besoin. J'ai dit oui.

L'enfer du tournage

William Friedkin : On a eu beaucoup de problèmes pour faire le film. Aujourd'hui, tout ou presque serait fait en numérique, dans la même pièce. Rien à voir avec Sorcerer. Des scènes du film ont été tournées en France, à Jérusalem et dans le New Jersey, mais l'essentiel a été tourné en République dominicaine et au Mexique, dans un village dont une partie de la population a quitté les lieux par superstition quand elle a appris que le réalisateur de L'Exorciste venait travailler sur place !

Mark Johnson (assistant réalisateur) : En République dominicaine, Billy était le Christ. Or, personne ne peut toucher le Christ. Sur le tournage, il était le seul à savoir ce qui se passait, il avait son film en tête.

William Friedkin : Je me sentais tellement fort, invincible, que j'étais persuadé de fabriquer un film fascinant, passionnant et profond, justement parce que c'était pour de vrai.

Amidou : On a passé deux mois dans la boue. On dépérissait à vue d'œil. J'ai vraiment cru que je ne m'en sortirais pas. Et Friedkin était là qui disait : « Vas-y, fonce et essaie de sauver ta peau ». 

William Friedkin : Dans la jungle, il était difficile de tourner autrement que caméra à l'épaule. Les caméras devaient être prêtes à capter tout ce qui se passait en direct. La perfection d'un plan ne m'intéresse pas, ce que j'aime c'est la spontanéité, et mes films sont toujours enracinés dans une certaine réalité.

Amidou : On est tombé quatre fois dans l'eau. Chaque fois, il fallait attendre quatre jours pour remonter le camion. En plus, il y avait toute la garnison de Santa Cruz, mobilisée pour faire la pluie. C'était un cauchemar.

William Friedkin : Je demande beaucoup, mais j'exige encore plus de moi-même. Un film est comme un diamant, dont les acteurs sont la facette la plus importante. Il faut qu'ils soient parfaits.

Mark Johnson : Billy était le plus grand réalisateur du monde, il était tout à fait conscient de son statut et de son pouvoir. Il n'était proche de personne, il restait solitaire sur ce plateau, perdu dans son grand dessein. C'est le metteur en scène dont j'ai le plus appris. J'ai compris qu'il ne faut jamais négliger le moindre détail. Le moindre grain de sable peut vous faire perdre une journée de tournage.

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William Friedkin : Chacun des obstacles que j'avais pu envisager, j'ai dû les affronter. J'ai subi une punition divine. Heureusement, je n'ai pas eu à déplorer de blessé grave, même si un membre de l'équipe a attrapé la gangrène et que je suis revenu avec la malaria. Plusieurs fois, j'ai eu envie de jeter l'éponge. J'ai énormément maigri, on aurait dit un rescapé d'un camp de concentration.

Roy Scheider : Je répétais pour rester en vie.... L'approche de Billy excluait les transparences et les trucages. Les acteurs, les véhicules et le terrain étaient trop étroitement intégrés à la composition de chaque plan. Donc ce que vous voyez dans le film correspond exactement à ce qui s'est passé. Quand je prends une route de montagne sur deux roues, sur une route avec des nids-de-poule de la taille d'un cratère d'obus, c'est comme ça.

Anthony Powell (costumier) : Je me souviens que Roy Scheider a parcouru une très longue série de paysages, déserts et marécages, portant toujours la même chemise et le même pantalon. Chaque endroit avait une terre de couleur différente, donc ses vêtements étaient de plus en plus dépenaillés, avec des couleurs différentes, et usés, d'une manière qu'on ne pouvait pas copier. À la fin de chaque semaine, on sortait cette même chemise et ce même pantalon de sa caravane en lui disant : « Nous les apportons juste au pressing pour la semaine prochaine. » On pulvérisait tout avec du désinfectant qu'on laissait s'évaporer pendant le week-end, puis on mettait un sac de nettoyage transparent dessus et on le suspendait dans sa caravane pour le lundi matin. Roy a donc porté la même chemise et le même pantalon tous les jours pendant environ six mois, le pauvre, et il ne s'en est jamais rendu compte.

William Friedkin : J'étais porté par l'assurance d'un somnambule qui traverse les lieux les plus dangereux sans vaciller ni frémir. J'étais empli de confiance en moi et en mon destin que je plaçais entre les mains de ce Dieu qui avait décidé de ma naissance et qui, à moins que je ne me suicide, décidera de ma mort.

Mark Johnson : Si jamais j'avais cent choses à faire dans ma journée pour finalement n'en accomplir que quatre-vingt-dix-neuf, Billy savait que j'avais merdé et m'explosait la tronche, en public. Après un tel épisode, je vous jure, vous n'aviez plus envie de vous faire choper.

Roy Scheider : Personne d'autre que Billy Friedkin n'aurait pu me persuader de prendre les risques insensés que j'ai pris. Mais quand ça a été fini et que j'ai regardé les rushes, j'ai su que ça en valait la peine.

Mark Johnson : L'équipe ne vivait pas toujours très bien ce perfectionnisme. Les gens pensaient que Billy était surhumain, par son énergie et sa maîtrise, mais inhumain dans sa froideur. Un jour, une de nos jeeps a roulé sur un cochon. L'animal hurlait à la mort et Billy s'est mis à pleurer. Plusieurs membres de l'équipe ont remarqué : « Si ça avait été moi à la place de l'animal, il n'en aurait rien eu à foutre ».

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Roy Scheider : On était tellement enfoncés dans la jungle qu'on ne pouvait même pas capter une station de radio en anglais. Notre seul lien avec le monde extérieur, c'était un exemplaire du New York Times qui nous parvenait par hélicoptère. Le journal datait chaque fois d'une semaine, mais on l'attendait la langue pendante.

William Friedkin : Presque tous les gens qui travaillaient sur le film sont tombés malades pendant le tournage ou après. J'ai perdu peut-être plus de 30 kilos. Je ne me suis plus senti moi-même pendant des années.

Mark Johnson : C'était un tournage très difficile, probablement mon plus dur. C'était tellement dur physiquement et Billy était un perfectionniste absolu. Je débutais dans le métier et je ne savais pas que les réalisateurs étaient aussi motivés que lui. Il savait exactement ce qu'il voulait et s'il ne l'obtenait pas, il ne tournait pas, donc tout le monde était sur ses gardes.

Bruno Cremer (interprète) : Ça représente l'aventure pour un acteur. Le tournage s'est étalé sur un an, dans des conditions épouvantables. Au petit matin, dès que l'hélicoptère de Friedkin se pointait à l'horizon, les techniciens se taisaient subitement... le maître arrivait ! Et si l'un d'eux foirait un truc, il était renvoyé le soir même !

Roy Scheider : J'étais bien le seul gars qu'il ne pouvait pas virer vu que j'étais la vedette du film, mais je dois vous dire que je commençais à être fatigué de raccompagner les gens tous les jours à l'aéroport.

William Friedkin : Il faisait 43 degrés, mais c'était pire que les 54 degrés que j'avais connus en Irak pour L'Exorciste. Francisco Rabal est parti à New York soigner ses hémorroïdes. John Box perdait la tête et réveillait Roy Walker, son assistant, à deux heures du matin.

Bruno Cremer : Friedkin était dans un état second. Il parlait souvent des peintures de Bacon et dirigeait son équipe dans un silence de mort.

William Friedkin : Il y a du vrai dans ce que raconte Cremer. Francis Bacon est un peintre que j'admire. Vous voyez ces cages qui enserrent ses portraits ? Bacon l'explique très bien, ces cages enserrent le modèle pour mieux le saisir. Sorcerer est le film le plus claustrophobe que j'aie jamais réalisé, plus encore que Bug. Sorcerer, c'est Huis clos de Jean-Paul Sartre, mais sans la chambre. C'est un piège. C'est comme ça que je me sens la plupart du temps. Lorsque je songe au genre humain, à tout ce qui se passe désormais, j'ai l'impression que nous avons créé des pièges à l'intention des autres.

Des séquences d'anthologie

William Friedkin : Je voulais tourner au plus près de la réalité, mais il fallait bien la fabriquer par moments, du fait de l'inconstance de la météo. On tournait tous les matins, car on ne voulait pas des rayons du soleil. Je voulais une averse, des éléments déchaînés. Il fallait donc que le ciel soit gris, et on se chargeait de la pluie grâce à des arroseurs géants qui pompaient l'eau de la rivière, et du vent grâce à des hélicoptères.

Roy Scheider : Ce que j'ai fait dans Sorcerer fait passer Les Dents de la mer pour un pique-nique... Les cascadeurs se sont plaints parce que les acteurs principaux faisaient toutes les cascades, mais c'est comme ça que Billy Friedkin fait des films.

William Friedkin : Pour la scène du tronc d'arbre, la personne chargée des effets spéciaux n'avait pas assez d'explosifs, et seules quelques brindilles ont volé en éclats. J'ai alors appelé un ami de New York qu'on surnommait Marvin la Torche. Celui-ci se faisait parfois payer pour « nettoyer » des emplacements à la dynamite. Des entreprises faisaient appel à ses services pour toucher l'argent de l'assurance en faisant exploser leurs locaux. Il est venu sur le plateau et a utilisé des produits pour cheveux féminins, très inflammables, ce qui a permis de faire exploser l'arbre en mille morceaux.

Mark Johnson : C'était impressionnant de voir comment Billy avait mis au point cet accident au détail près. Sauf qu'aucun des cascadeurs ne parvenait à satisfaire son exigence. Les mecs vous trouvaient des excuses pas possibles. Le problème n'était pas le matériel. C'était eux. Nous avons trouvé ce Joie Chitwood et tout est rentré dans l'ordre.

William Friedkin : J'ai eu le sentiment très net que le film devait être construit autour d'une opposition forte entre l'eau et le feu, et que ces éléments, qui enserreraient la trajectoire de ces pauvres gens, joueraient un rôle aussi essentiel que les acteurs. Sorcerer, c'était exactement ça : plonger dans un abîme. Ça a été le film le plus difficile et inconcevable que j'aie eu à faire. J'imagine que le tournage d'Apocalypse Now, aux Philippines, était à peu près du même ordre.

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Roy Scheider : La scène la plus dangereuse que j'aie jamais tournée est celle où on traversait un pont suspendu en corde dans une horrible tempête et on continuait à se balancer d'avant en arrière. Ce que le public voit à l'écran, c'est ce qui s'est réellement passé.

William Friedkin : On a tourné la scène un plan à la fois, en continuité. On est allé si loin qu'ils ont chaviré pas mal de fois par-dessus le pont, si bien qu'il fallait, à chaque fois, repêcher les acteurs ou les membres de l'équipe. Moi compris. Aujourd'hui, il y a des règles qui nous empêcheraient de tourner dans des conditions aussi dangereuses. Et c'est sans doute mieux ainsi.

Walon Green : C'est drôle comme lorsque vous écrivez un scénario, vous vous inquiétez de choses inutiles. J'avais peur que lorsqu'ils arriveraient au pont, tout le monde dise : « Pourquoi ne font-ils pas simplement demi-tour pour rebrousser chemin – ils ont manifestement pris la mauvaise route ? » Mais ça n'a jamais dérangé personne.

William Friedkin : C'était très dangereux, oui, quelqu'un aurait pu mourir, à cause du camion qui pouvait tomber à la renverse. La scène a été réalisée sans aucun trucage. Par la grâce de Dieu, personne n'a été blessé. Je ne ferais plus un film de cette façon aujourd'hui.

Mark Johnson : Pour vous donner une idée du travail réalisé, je me souviens avoir entendu Bob Rafelson dire sur le tournage du Facteur sonne toujours deux fois que pour la scène où Nicholson a son accident de voiture, il voulait refaire exactement ce que Billy a fait pour Sorcerer. Pour lui, c'était l'exemple à suivre.

William Friedkin : On a construit le pont en République dominicaine, mais la rivière s'est asséchée. On a dû le démonter et le reconstruire dans la jungle au Mexique, à Tuxtepec, près de Vera Cruz. Au fur et à mesure que les semaines défilaient, la pluie tombait de moins en moins, et la rivière diminuait. Le jour où le pont a été terminé, il restait à peine plus de trente centimètres d'eau ; et ensuite la rivière s'est totalement asséchée ! On avait construit un pont et il n'y avait rien en-dessous. C'était en train de devenir un projet maudit.

Les mélodies obsédantes de Tangerine Dream

Edgar Froese (musicien) : On avait vraiment adoré le scénario, qui nous avait été donné avant le tournage du film. On nous a demandé de composer la musique sans voir le film. C'était la première fois qu'on nous réclamait de faire une bande originale de film.

Chris Franke (musicien) : William Friedkin avait entendu notre musique à Los Angeles. Il a téléphoné et a dit qu'il l'aimait, que c'était innovant et nouveau, et qu'il aimerait faire un film avec.

William Friedkin : J'avais entendu Tangerine Dream pour la première fois à Munich pour l'ouverture de L'Exorciste. Si je les avais entendus plus tôt, je leur aurais demandé de composer la musique de ce film. Un an plus tard, on s'est rencontrés à Paris. Je leur ai raconté l'histoire du film et leur ai donné un scénario.

Chris Franke : On se sentait très indépendants de tout ça, car la musique a été enregistrée avec nous dans une chambre à Berlin, avec un magnétophone huit pistes et le scénario. C'était l'une des quatre machines qui se trouvaient dans les studios Abbey Road à Londres et qui ont été vendues après l'ère des Beatles. J'ai loué une vieille salle de cinéma à Berlin et j'en ai fait un petit studio.

William Friedkin : Il a fallu plus de deux ans pour réaliser Sorcerer. Un jour, au milieu d'une forêt vierge en République dominicaine, après environ six mois de tournage, une cassette est arrivée, contenant quatre-vingt-dix minutes d'impressions musicales. C'est à partir de cette bande que la musique du film a été composée, même si les musiciens n'avaient pas encore vu aucune des images à l'époque.

Chris Franke : Faire une bande originale de film est différent de l'enregistrement d'un album studio. Vous devez suivre les idées des personnages, l'intrigue, l'action, le sens du film. Il faut prendre en compte le sentiment du producteur et du réalisateur.

William Friedkin : La musique n'a pas été écrite directement pour le film, ce qui, comme vous le savez, est une façon inhabituelle de travailler. J'ai essayé la même méthode avec Wang Chung pour Police fédérale, Los Angeles. J'étais sur la même longueur d'onde que le groupe et je comprenais ce qu'ils faisaient. Je voulais utiliser leur musique pour m'inspirer, pas pour souligner ce que j'avais fait.

Edgar Froese : Je pense que Friedkin est l'un des plus grands réalisateurs qui soit, mais le montage final du film et la manière dont notre musique se déroulait en fondu pendant les cinq dernières minutes nous ont semblé totalement irréalistes.

William Friedkin : D'une façon ou d'une autre, ils ont réussi à capturer et à améliorer chaque nuance de chaque instant où on peut entendre la musique. Le film et la musique sont indissociables.

L'échec d'un film désavoué, puis réhabilité

William Friedkin : On ne peut jamais prévoir ou expliquer ce genre de choses. On peut avancer des raisons... Bon, le timing n'était pas très bon, puisque le film est sorti la même semaine que Star Wars. J'avais l'impression de louer des calèches à côté de quelqu'un qui vendait des Ford. D'ailleurs, depuis, tous les films hollywoodiens sont basés sur Star Wars.

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Roy Scheider : C'était passionnant comme film d'aventures, mais la façon dont c'était monté ne permettait pas au public de participer à l'histoire.

William Friedkin : Je crois que Sorcerer a été l'un des derniers films ancrés dans la gravité, la réalité même. Dans quelque chose qui avait véritablement lieu, soumis aux lois de la physique et au danger. Rien de créé sur un ordinateur, ou d'édifié en studio.

Bruno Cremer : Ce film représentait quelque chose pour Friedkin, une sorte d'expérience existentielle.

William Friedkin : Je ne sais pas pourquoi le film n'a pas marché. Pourquoi Van Gogh n'a-t-il quasiment jamais vendu un tableau ? Aujourd'hui, il faut être milliardaire pour en posséder un. C'est la même chose pour Sorcerer. À l'inverse de nombreux films qui ont connu du succès et ont rapporté beaucoup d'argent mais qui sont complètement oubliés.

Roy Scheider : Dans n'importe quel film que vous faites, peu importe que votre public aime les personnages ou les déteste, mais il faut se soucier d'eux d'une manière ou d'une autre. Eh bien, vu la manière dont ce film était conçu, ils ne pouvaient absolument pas se sentir concernés.

William Friedkin : Avec l'avènement de Star Wars, les films ont délaissé la pesanteur du réel pour en arriver là où ils en sont aujourd'hui, avec des personnages qui portent des combinaisons en Spandex et sauvent le monde. Mes personnages ne sauvent rien, ni personne. Ils ne se sauvent même pas eux-mêmes. Sorcerer est à l'opposé de Star Wars. L'un vend de l'espoir, de l'optimisme, et, à la fin, les gentils gagnent. Dans Sorcerer, personne ne gagne : ce n'est pas un film sur la Force, mais sur les forces qui nous gouvernent.

Roy Scheider : Les spectateurs sont sortis sans avoir vécu une expérience enrichissante et, par conséquent, ils n'ont pas recommandé à leurs amis de le voir.

Quentin Tarantino (cinéaste) : À chaque fois que je me dis que je repousse mes limites, je regarde Sorcerer pour toujours faire le même constat : « Putain, Quentin, quoi que tu fasses, tu n'iras jamais aussi loin que ce film ».

Bruno Cremer : C'est un film magnifique. Plus une œuvre picturale qu'un film d'aventures. Le genre de film qui demande aussi une forme physique à toute épreuve. Mastroianni, qui avait été contacté pour le rôle, a eu bien raison de rester à Rome !

William Friedkin : Pendant très longtemps, j'ai été persuadé que le film était mort et enterré. Il n'a jamais gagné de récompense. Et puis il est revenu peu à peu à la vie, tel Lazare. Sorcerer appartient à ces films d'aventures tournés sans image de synthèse, où les cascades, les explosions et le danger étaient bien réels, la diaspora des cinéphiles l'a réhabilité au fil des ans, mais cette résurrection reste un mystère pour moi. Même aux États-Unis, il y a régulièrement des projections dans de bonnes copies digitales qui permettent de le découvrir comme il faut. Je suis fier de ce film, il est de loin mon préféré et son échec m'a beaucoup peiné, parce que j'étais convaincu d'avoir fait le meilleur film possible, et que je ne ferais jamais mieux.


Sources :

L'Ouragan Billy : la vie et l'époque orageuses de William Friedkin, Nat Segaloff, 1990 / Roy Scheider : Une biographie cinématographique, Diane C. Kachmar, 2002 / Warren Oates : Une vie sauvage, Susan A. Compo, 2010 / Sorcerer, sur le toit du monde, S. Blumenfeld, 2018 / The New York Times, juin 1977 / Le Figaro, nov 1978 / France Soir, novembre 1978 / Le Monde, déc 2013 / Le Figaro, juil 2015 / Le Monde, juil 2015 / Libération, nov-déc 2015 / William Friedkin revient sur le tournage de Sorcerer - Trois Couleurs / William Friedkin sur Sorcerer - Le Point


Céline Bourdin est chargée de production web à la Cinémathèque française.