Pulsation vibrante

Kent Jones - 25 mars 2024

PARIS S'EVEILLE OLIVIER ASSAYAS RETROSPECTIVE

Olivier Assayas et moi échangeons depuis maintenant 30 ans, mais notre dialogue a commencé quelques années plus tôt, quand j'ai découvert Paris s'éveille lors d'un voyage à Paris. J'avais vu quelques bons films lors de ce séjour, signés Pialat, Garrel, Téchiné ou Carax. Mais Paris s'éveille m'a touché à un autre niveau, par son geste. Il y avait une forme d'urgence dans la manière même de filmer, quelque chose d'impérieux dans la relation entre les personnages et le cadre dans lequel ils évoluaient, qui me parlait directement – en tant qu'amoureux du cinéma, mais aussi en tant que jeune homme confronté au monde, prenant conscience du gouffre entre les espoirs et une réalité déconcertante et tumultueuse. Le film était porté par une vraie force, une tension permanente qui habitait les personnages joués par Langmann, Léaud et surtout Godrèche. Un danger existentiel, universel, et dont Assayas prenait le pouls.

L'équilibre savant entre tendresse et amertume. Les mouvements des personnages, hypnotiques, coordonnés avec ceux de la caméra, comme une sculpture en perpétuel mouvement. L'obscurité, ensorcelante et enveloppante. Tout ce qui m'avait impressionné dans le film s'est ensuite confirmé lorsque j'ai vu pour la première fois Une nouvelle vie, puis Désordre et L'Enfant de l'hiver, après qu'Assayas et moi avons commencé à correspondre. Enfin un artiste qui parlait de et à son époque, une époque dans laquelle je me reconnaissais – d'un point de vue historique, culturel, et cinématographique.

« Je viens de faire un nouveau film qui, je pense, pourrait te plaire », m'a-t-il écrit. « Ça s'appelle L'Eau froide. » C'est peu dire qu'il avait vu juste. Le film offrait tout un univers de strates, de sensations et d'émotions, auxquelles on aurait insufflé de la vie et une nouvelle dimension. J'admire chacun des films de la série Tous les garçons et les filles de leur âge, mais L'Eau froide (version longue du téléfilm, comme Les Roseaux sauvages, Trop de bonheur et Travolta et moi) était au-dessus du lot. J'ai tout aimé, de l'imposante fête dans le domaine abandonné à l'unité psychiatrique déprimante où est placée la jeune rebelle Virginie Ledoyen, de la tension entre le père et son fils à la fragilité de Cyprien Fouquet (Gilles, l'alter ego adolescent d'Assayas), arrachant le rembourrage d'un siège de bus. Il y a des scènes dans ce film qui atteignent un tel niveau, proche de l'incantation, qu'elles en deviennent presque inquiétantes – je pense notamment à cette séquence où Gilles traverse les bois avec son vélo et fend le brouillard, Gauloise au bec, en déclamant le Wichita Vortex Sutra d'Allen Ginsberg.

J'ai toujours pensé que ces cinq premiers films s'assemblaient en un grand geste cinématographique. Qu'avec les premiers films d'Arnaud Desplechin, de Claire Denis et des Dardenne, ils ont ouvert la voie pour s'extraire de l'ombre écrasante de la Nouvelle Vague, qu'ils ont redonné un nouveau souffle au cinéma français et francophone. Ils ont aussi dessiné de nouvelles perspectives, redéfini la narration, les personnages, la dialectique entre réalité et fiction, ainsi que la relation du cinéma avec son propre passé. Et à compter de ce moment, l'évolution d'Assayas a été l'une des plus impressionnantes des dernières décennies.

Il y a plusieurs manières d'aborder son œuvre, par périodes, genres, techniques ou thèmes. La plus courante consiste à distinguer les « films de chambre », intimes, des films comme Carlos et Cuban Network, qui explorent les méandres de la géopolitique. Mais une telle approche, qui repose sur des termes aussi réducteurs que « films de chambre », ne tient pas debout, et surtout ne fait pas sens. Cuban Network traite d'un écheveau d'événements politiques, mais vus à travers les yeux de la famille d'Edgar Ramirez, déchirée par son statut d'agent double. L'Heure d'été peut être considéré comme un simple « film de chambre », alors qu'il est tout autant travaillé par les questions de l'éparpillement géographique, économique et culturel que Demonlover. Les changements d'échelle au sein de l'œuvre d'Assayas, qui aboutissent à Sils Maria, Irma Vep (la série) et Hors du temps, sont surtout prétexte à méditation sur la nature humaine, comme le cinéaste l'a lui-même expliqué en interview. Pourquoi enchaîner un film intime avec un autre film intime ? Pourquoi ne pas plutôt se lancer de nouveaux défis, parcourir l'intérieur et l'extérieur, naviguer du vaste à l'intime, voyager du minimaliste au complexe ? Résultat, une œuvre dans laquelle il n'y a pas deux films qui se ressemblent, à quelque niveau que ce soit. La marque d'une liberté exemplaire – aussi bien artistique que politique et philosophique. De vous à moi, je dois avouer que lorsque j'ai vu (ou revu) récemment Carlos et Après Mai, j'ai pu remettre en perspective le dogmatisme actuel. Comme David Fincher dans Zodiac, The Social Network et Mindhunter, Assayas a imaginé de nouvelles formes narratives pour raconter ce qui semble irracontable : les illusions, les incertitudes, les ambiguïtés et les réalités brutales des jeux de pouvoir à l'échelle mondiale.

Si vous regardez n'importe quelle scène d'Assayas, la fête dans le premier Irma Vep ou l'attaque de l'OPEP dans Carlos, le vol à l'étalage dans L'Eau froide ou les « SMS fantômes » de Personal Shopper, la confrontation entre Asia Argento et Michael Madsen dans Boarding Gate ou le périple vers le rassemblement de la gauche radicale italienne dans Après Mai, vous verrez que sa mise en scène oppose à chaque fois une réponse vive à la pesanteur de la machine cinématographique. C'est une même liberté de pensée, de mouvement et d'expression qui guide son geste, et rythme ses films en une pulsation vibrante. « Je fais ce que j'ai peur de faire », m'a-t-il dit un jour. Cette peur que connaissent tous les cinéastes, pour qui chaque minute est synonyme d'argent dépensé, cette angoisse, Assayas n'a eu de cesse de la sublimer, faisant de Carlos une manière de fresque épique malgré un budget étriqué, repensant à chaud, sur le tournage, la scène du dîner familial de L'Heure d'été. Un tour de force admirable, qui fait de son œuvre un tout, à la fois cohérent et surprenant.

Cette audace, on la retrouve dans une série de scènes qui constituent, à mon sens, le cœur vibrant de l'œuvre d'Assayas. Ces moments de révélation brutale, quand les vies et les trajectoires toute tracées des personnages se retrouvent soudainement chamboulées, après que leur créateur a eu l'idée de tourner autrement et, par exemple, de réinventer cette fameuse scène de dîner. Je pense à la stupéfaction de Mathieu Amalric lorsqu'il apprend que son ami François Cluzet, décédé au mitan de sa vie, est désormais considéré comme un artiste majeur par les nouvelles générations... À Charles Berling regardant sa fille (Mia Hansen-Løve) prendre le voile et poursuivre une vie qu'il a lui-même laissée derrière lui, dans Les Destinées sentimentales... À Berling toujours, prenant soudainement conscience que ses frères et sœurs ont décidé de vendre la maison familiale dans L'Heure d'été... À la sidération aveugle de Nick Nolte à la nouvelle de la mort de son fils dans Clean... À l'étourdissement de Maggie Cheung dans le même film... Ou à Vincent Macaigne visité par le « fantôme » de sa première femme dans Irma Vep...

Et si le cinéma, son imposante machinerie et tous ses engrenages enchevêtrés, ne visaient finalement que cela : cultiver un terrain de jeu, fertile, pour qu'y fleurissent de tels instants d'humanité, entière et absolue ? Peu d'artistes dans l'histoire du cinéma ont approché le cœur même de ce secret. L'un d'eux s'appelle Olivier Assayas.

Kent Jones