Et le kung-fu entra dans la modernité...

Jean-François Rauger - 22 mars 2024

Il était une fois trois frères parmi les six enfants d'un riche marchand de textile de Shanghaï, Shao Zuiweng, Shao Cunren, Shao Renmei et Shao Yifu, ou Runde, Runje, Runme, et Run Run Shaw, selon la dénomination malaise honorifique. Car si les uns se sont mis à produire des films, notamment Runde qui, à Hong Kong, fabriquait à la chaîne des œuvres en cantonais, les autres les distribuaient et les exploitaient dans ses salles de cinéma acquises à Singapour à la fin des années 20 et destinées à accueillir les membres de la communauté chinoise.

Un ambitieux projet familial

En 1958, les quatre frères, convertis aux avantages de la concentration verticale (production-distribution-exploitation) et qui avaient, depuis l'invasion japonaise et la guerre civile chinoise, rapatrié leurs capitaux et concentré leurs affaires à Hong Kong, créent la compagnie Shaw Brothers. Au début des années 60, Run Run Shaw fit construire, sur des terrains de Clearwater Bay achetés en 1954, de gigantesques studios, comprenant plateaux de tournage, décors, laboratoires, dortoirs. Ce qui s'apparentait à une véritable ville dans la ville était devenu l'exemple même d'une exigence quasi tyrannique : mettre à la disposition d'une entreprise industrielle de production de films sans commune mesure des centaines de salariés presque corvéables à merci. Confrontée à une concurrence féroce, la compagnie des frères Shaw s'imposa sur un marché particulièrement difficile en produisant et distribuant, à la chaîne, de nombreux films qui relevaient des genres populaires les plus divers : comédies, films de sabre, d'art martiaux ou musicaux, policiers, mélodrames, reconstitutions historiques... La compagnie, qui avait engagé en 1962 un directeur de la publicité particulièrement habile, Raymond Chow, connaît une ascension irrésistible jusqu'au début des années 70. Les productions sont parfois somptueuses, les films d'actions plus inventifs et plus violents que ceux de la concurrence. En 1969, Dragon Gate Inn de King Hu dépassera au box-office les films américains sortis cette année-là. Les studios de la Shaw Brothers deviennent de véritables machines à fabriquer des stars à la chaîne, comme Wang-yu, David Chiang, Lo Lieh, Ti Lung, Fu Sheng, Gordon Liu, etc.

Vers une diffusion mondiale

En 1972, la Warner Bros. fait l'acquisition des droits de La Main de fer de Chung Chang-wa, réalisateur coréen installé à Hong Kong, et le diffuse mondialement. L'incroyable succès du film ouvre la voie vers une exportation massive, vers l'Occident, des productions de la Shaw Brothers. Les films d'épée (wu xia piang) et de kung-fu remplacent dans les grindhouses et les salles des boulevards à double programme les westerns italiens à bout de souffle, et stimulent un nouvel appétit pour un cinéma post-hollywoodien qui aurait construit ses propres règles, révolutionné la manière de filmer les scènes d'action, engendré un nouveau type de personnages mais aussi d'écriture filmique, donné naissance à de nouveaux corps de cinéma.

La sélection proposée par cette rétrospective, resserrée sur les films d'arts martiaux, débute en 1972 et s'achève en 1986. Cette période correspond à celle d'une crise qui va frapper le studio dès le début de la décennie. Mais si la Shaw Brothers connaît son apogée économique dans les années 60, c'est au cours de la décennie suivante qu'elle atteint des sommets esthétiques. Certes, Raymond Chow quitte en 1970 la compagnie, suivi en cela par de nombreux talents, pour créer la Golden Harvest. Il embauche celui qui vient de refuser l'offre d'emploi de la Shaw Brothers, jugée trop peu avantageuse, Bruce Lee. C'est pourtant durant cette période que vont s'imposer, peut-être, les deux plus grands auteurs du cinéma de kung-fu de l'époque.

Chang Che et Liu Chia-liang, auteurs maison

Le cinéaste le plus prolifique de la Shaw Brothers fut indiscutablement Chang Che. Ancien metteur en scène de théâtre à Shanghaï, il débute comme scénariste en 1947 et comme réalisateur deux ans plus tard. Engagé par le studio, Chang Che livre quelques-uns des grands titres de la Shaw Brothers des années 60, comme Un seul bras les tua tous en 1967 ou Le Retour de l'hirondelle d'or en 1968. En quelques titres, Chang Che, aidé jusqu'en 1975 par son chorégraphe Liu Chia-liang, impose un style et un univers. Son œuvre, débarrassée de toute idéologie chevaleresque, est une sorte de théâtre de la cruauté sur la scène duquel des hommes désespérés s'affrontent jusqu'à la mort. Le Justicier de Shanghaï, Le Temple de Shaolin, Les Disciples de Shaolin, La Fureur de Shaolin, mettent en scène des personnages exclusivement masculins, traversés de pulsions destructrices et suicidaires. Enrichi d'un évident, quoique jamais reconnu par le cinéaste, sous-texte homosexuel, l'art de Chang Che témoigne d'une vision nihiliste du monde avec ses héros s'engageant, torses nus, suant et ensanglantés, dans des combats sans retour. Le cinéaste démontre par surcroît un goût pour les expérimentations formelles et plastiques, et certains choix antinaturalistes, comme cet étrange passage au noir et blanc pour le combat final des Disciples de Shaolin.

C'est en 1975 que Chang Che perd son chorégraphe Liu Chia-liang. Cette année-là, celui-ci réalise en effet son premier long métrage pour le studio. Loin de la vision sombre exprimée par les films de l'auteur du Temple de Shaolin, le cinéma de Liu Chia-liang place la pratique du kung-fu au-dessus de tout. Apprentissage, abnégation, don de soi, élégance, sont les vertus principales d'un art dont il faut intégrer les règles. L'apprentissage est, en toute logique, au centre de ses films. Tel celui du jeune aspirant moine de La 36e chambre de Shaolin ou celui de l'imposteur de Retour à la 36e chambre qui se retrouve à pratiquer l'art du kung-fu sans le savoir, tel un monsieur Jourdain des arts martiaux. Liu Chia-liang filme même une sorte de comédie du remariage avec Les Démons du karaté, consacrant la supériorité de la Chine sur le Japon en matière de techniques de combat.

25 films produits par la Shaw Brothers, 25 témoignages sur la manière dont le kung-fu est entré dans la modernité cinématographique.

Jean-François Rauger

Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.