Tous les lilas meurent

Axelle Ropert - 22 mars 2024

Que faut-il surmonter lorsqu'on est réalisateur à Hollywood entre les années 50 et 70 ? Pour la majorité des cinéastes, l'enjeu principal était de ne pas se faire broyer économiquement. Pour d'autres, la question fut aussi de surmonter, comme on surmonte un chagrin, la fin d'un système esthétique grandiose et chéri. Ou dit plus simplement : comment continuer à être un cinéaste pleinement hollywoodien alors même que tout s'effondre ? Richard Quine peut être l'un des héros discrets de cette aventure-là, riche de trois sésames – le délié, une actrice, et un sens aigu des mœurs de son temps.

De la danse avant toute chose

De la génération de Blake Edwards (avec qui il collabora) et Stanley Donen, Richard Quine entra dans le cinéma comme enfant danseur-chanteur, auspices qui donnèrent une dynamique bien précise à ses films : faire de la mise en scène, c'est lancer un mouvement. En 1955, il réussit à maintenir la grâce du musical dans Ma sœur est du tonnerre en ayant l'intelligence d'abandonner la veine explosive du genre au profit d'une cérémonie des adieux : chaque mouvement corporel ressemble déjà à une élision de mouvement, chaque pas de côté est donné en même temps qu'il se retire presque – la victoire du musical « propulsif » des origines se teinte du retrait pudique de la fin.

La danse comme principe de mise en scène est aussi au cœur de l'admirable Du plomb pour l'inspecteur (1954), un film qu'on devrait montrer à tous les étudiants-metteurs en scène. Film noir à l'argument classique (par une suite de mauvais hasards et choix, un flic va chuter), c'est surtout un musical caché où chaque mouvement de caméra lance sans retour possible les personnages vers leurs destins : ils se croisent, se frôlent, se rencontrent, se perdent, en un vaste mouvement général admirablement chorégraphié. Quine sort le film noir de ses ornières naturalistes : ce qui préside ici à la destinée fatale des personnages qui finiront tous séparés, ce n'est pas un fatum poisseux comme dans les séries B, mais la loi abstraite de la danse – le mouvement doit s'achever et le corps de ballet se dissoudre. Un film qui pourrait être mac-mahonien par la souveraineté dépassionnée de la mise en scène, si ce n'est que ses arabesques scénographiques le rendent trop « rond » pour appartenir au club des durs Lang/Preminger/Walsh/Losey – et c'est tant mieux.

Le « Kim Novak Movie »

Un jour, Richard Quine a trouvé le partenaire parfait pour maintenir debout son rêve hollywoodien : une actrice nommée Kim Novak avec qui il fit ses plus beaux films (quatre). Vu son goût de la danse, on aurait plutôt imaginé comme égéries les vives et menues Audrey Hepburn et Natalie Wood (Deux têtes folles et Une vierge sur canapé). Il a choisi au contraire une actrice lente, au corps si dense qu'il semble figer la durée des plans. Une hypothèse : Kim Novak n'est certes pas une actrice danseuse, mais sa sensualité nacrée tout en rondeurs glissantes appelle le mouvement. Faites l'expérience : la caméra a toujours l'air de tourner autour d'elle pour attraper ses lignes de fuite, même quand le plan est fixe. De cette assise tournoyante idéale, Quine tomba évidemment amoureux. Du plomb pour l'inspecteur donc, L'Inquiétante dame en noir, et le merveilleux L'Adorable Voisine sorti la même année que Vertigo (1958) et dont il est le petit frère secret et domestique : même couple (James Stewart / Kim Novak), mêmes sortilèges amoureux (ici Kim Novak joue une délicieuse sorcière qui lance ses filets sur Jimmy), mais filmés avec une tendresse fine qui fait contrepoids au tombeau royal qu'est le film d'Hitchcock – l'un est le poison, l'autre l'antidote. La lumière signée James Wong Howe est couleur lilas – hasard ou non, Kim Novak était surnommée la « blonde violette » à la Columbia pour la couleur si particulière de ses cheveux. Affinité de mouvements, affinité de couleur entre le metteur en scène et l'actrice, les noces étaient lancées.

Le film qui aurait dû : « Strangers When We Meet » (1960)

Toujours avec Kim, Quine est l'auteur d'un chef-d'œuvre qui aurait dû lui valoir une vraie reconnaissance. Strangers When We Meet (Liaisons secrètes) combine la splendeur hollywoodienne en Cinémascope toujours couleur lilas (lumière cette fois signée Charles Lang) à un traité aigu de psychologie conjugale : une femme mariée se confronte à un amant auquel Kirk Douglas prête idéalement sa brutalité grimaçante, à un mari faible et à un voisin veule. La crudité des motifs sexuels, lovée au sein d'une placidité plastique qui en fait ressortir le ton discordant, place le film sous le signe incroyablement avant-gardiste des cinéastes qui filmèrent quelques années plus tard la « honte intime » (de Bergman à Breillat). À son échelle américaine, Quine accomplit un geste de la même force visionnaire, sociologique et élégiaque, que ceux de Richard Yates et John Cheever, romanciers contemporains du film : dislocation des schémas conjugaux classiques, solitude accrue des hommes et des femmes, minablerie des personnages masculins regardée à la loupe, héroïsme discret et érotique des personnages féminins, repérage des nouveaux codes de la bourgeoisie années 60. Strangers When We Meet est resté pourtant méconnu – seul David Bowie lui a rendu hommage avec une chanson éponyme.

Jardins abandonnés

Sens souverain de la mise en scène (Du plomb pour l'inspecteur) qui peut dompter les contraintes les plus diverses, sens du sujet scandaleux et des changements de mœurs (Strangers When We Meet), souplesse de vue du cinéaste-chorégraphe : Richard Quine semblait armé pour affronter l'arrivée des âpres années 70. Il n'en fut rien, il lui manquait sans doute le brio corrosif de son ami Blake Edwards ou la tonitruance d'un Robert Altman. Sa fin de carrière erratique, l'assimilation de ses films à une certaine tendance « lounge » des comédies années 60 pas très passionnante (sur fond de champagne éventé, vieux acteurs à recycler et jeunes starlettes superficiellement traitées), le manque d'exploitation de son œuvre sur grand écran en firent un cinéaste pour chaînes câblées et rediffusions tardives. On ne s'étonne pas qu'il se soit réfugié dans quelques épisodes de Columbo, cette usine à recycler les talents hollywoodiens : la méthode de l'inspecteur (faire semblant de ne rien savoir pour mieux travailler) est aussi le camouflage parfait pour les cinéastes en perdition – faire semblant d'avoir oublié Hollywood pour mieux en replacer, ni vu ni connu, les petites touches de savoir.

Richard Quine s'est donné la mort en 1989. Songeons à Apollinaire lui aussi amateur de la couleur lilas, cette nuance incertaine entre le rose des origines et le gris des fins qui « tend à défleurir dans les jardins abandonnés ». Oui, Richard Quine a fait défection dans son jardin, oui « tous les lilas meurent », mais il reste un parfum – un parfum blond-violet bien évidemment.

Axelle Ropert

Axelle Ropert est cinéaste et scénariste (pour Serge Bozon, Blandine Lenoir et Patric Chiha entre autres). Elle a réalisé deux moyens métrages (Étoile violette et Truffaut au présent), et quatre longs (La Famille Wolberg, Tirez la langue mademoiselle et La Prunelle de mes yeux). Son dernier film, Petite Solange a reçu le prix Jean Vigo 2021.