La grâce malgré tout

22 mars 2024

La filmographie de Valerio Zurlini est traversée par un spleen exigeant et un brin hautain, une manière de désarroi languissant. Un spleen et une langueur qui expliquent sans doute pourquoi l'un des cinéastes les plus talentueux de sa génération – travaillant qui plus est à une époque où le système de production italien marchait à plein régime – ne réalisa que huit longs métrages en plus de vingt ans de carrière et ne fut jamais reconnu à sa juste place, l'une des plus hautes dans l'histoire du cinéma transalpin.

Un tragique de l'Histoire

Si on ne peut jamais vraiment expliquer pourquoi une œuvre est pénétrée d'une mélancolie profonde, on peut toutefois repérer les lieux où celle-ci se manifeste avec le plus d'acuité. Il est certain, par exemple, que le souvenir du fascisme et du colonialisme italien en Afrique du Nord a non seulement assombri la vision de l'histoire du réalisateur, mais aussi marqué sa sensibilité. Né en 1926 à Bologne, Zurlini avait 17 ans en 1943, année de la chute de Mussolini et de l'occupation de l'Italie par les Allemands. Il en avait 23 quand il découvrit en 1949 en Afrique orientale une société coloniale déclinante. Si le refus du fascisme et du colonialisme lui permit d'affirmer des choix moraux et politiques qui définirent sa vie d'homme et d'artiste, leur fantôme lugubre et taraudant hantèrent néanmoins son œuvre (Été violent, Journal intime, Des filles pour l'armée, Assis à sa droite, Le Professeur) et l'imprégnèrent de scepticisme et de pessimisme. Qu'il suffise pour s'en convaincre de s'intéresser au portrait de la jeunesse proposée par le réalisateur : désœuvrée (Zurlini imagina le scénario de Guendalina et devait le réaliser avant que le projet ne lui fut soustrait et confié à Lattuada par un producteur peu scrupuleux) ; alourdie par les péchés de ses aînés ; entravée par le fait d'avoir grandi à une époque veule ; happée par le consumérisme et un hédonisme mou ; sans vision de l'avenir et sans projet historique, hormis le communisme (dans lequel Zurlini aussi se reconnut), l'unique espoir pour cette génération.

Un nihilisme léopardien

Mais le tragique zurlinien n'est pas seulement le fruit du pessimisme historique du cinéaste. Il s'ancre dans un tempérament et une nature portés à la nostalgie et au nihilisme. Il y a toujours quelque chose ou quelqu'un dont les personnages de Zurlini sont appauvris, dénués. Toujours un deuil qu'ils ne peuvent surmonter, un vide irrécupérable qu'ils ne peuvent combler. Souvent, c'est la mère, dont la présence et l'amour manquent cruellement (Été violent, La Fille à la valise, Journal intime, et Le Professeur, dans lequel est évoqué le père de Daniele Dominici, jamais la mère, et où le protagoniste propose une analyse de La Madonna del Parto de Piero della Francesca...). Mais ce n'est pas seulement un être qui manque. C'est la vie elle-même qui – comme le théorisa le poète-philosophe Giacomo Leopardi, dont Zurlini a reconnu l'influence sur sa vision du monde – manque à ses promesses. C'est la vie elle-même qui ne nous donne pas ce que, dans sa cruauté fondamentale, elle semble pourtant prête à offrir. C'est la vie qui, dans son néant métaphysique, est constamment décevante. C'est la vie qui passe son temps à nous faire croire en quelque chose qui ne peut pas durer (Été violent, La Fille à la valise, Le Professeur) ou qui ne peut pas se produire, comme la réussite d'une révolution ou l'avènement d'une nouvelle figure christique (Assis à sa droite). C'est la vie qui nous fait attendre un événement qui ne se réalisera pas. C'est, bien sûr, tout le sujet du Désert des tartares, ultime film du cinéaste d'après le roman de Dino Buzzati.

La possibilité de la grâce

Seule issue pour les personnages zurliniens confrontés au monde vulgaire et laid : l'exil dans le désert. Soit un espace physique (les plages d'Été violent et de La Fille à la valise préfigurant Le Désert des Tartares) aussi bien que moral (qu'on prête attention à la façon dont Zurlini filme les chambres vides et les espaces urbains abandonnés, noyés dans la brume, dans Journal intime et Le Professeur). Fuyant dans le désert, ces personnages accomplissent un geste d'ermite puisque c'est dans la solitude – seuls ou avec une âme sœur – qu'ils cherchent la grâce. Une grâce que parfois, ils trouvent. Qu'on songe à certains moments de partage entre les deux frères dans Journal intime ou à la retraite des amants du Professeur dans une vaste villa abandonnée aux bords de l'Adriatique. Une grâce poignante et discrète qui vibre dans les paysages que Zurlini a souvent abordés et traités en peintre (après avoir étudié l'histoire de l'art, le cinéaste fréquenta de nombreux peintres dont Morandi et Balthus, sur les œuvres desquels il consacra d'ailleurs des essais aussi vibrants que pénétrants). Une grâce qui s'incarne aussi dans l'écriture lyrique du cinéaste, qui n'est ni un lyrisme de la célébration ou de l'explosion, mais plutôt un lyrisme de la modulation : la modulation – sans cesse sur le point de s'interrompre, sans cesse poursuivie – d'une même tonalité émotionnelle. Une recherche de la grâce, enfin, dont le marxisme chrétien de Zurlini fournit dans un dialogue entre les deux frères dans Journal intime une expression bouleversante : « Tu crois en Dieu ? – Oui. – Pourquoi me dis-tu « oui » si tu n'y crois pas ? C'est pour me préparer à la mort toi aussi ? – Pour cela, il faut qu'un homme se soit trouvé face à face avec la mort. Ce n'est que si, à ce moment-là, alors qu'il n'a plus rien à espérer du monde des hommes, il est capable de se passer de Dieu, qu'il peut affirmer ne pas croire en Dieu. – Et s'il n'a pas d'espoir en Dieu, qu'est-ce qu'il espère ? – Il espère encore en lui-même. Il se reconnaît dans tous ceux qu'il a quittés. – C'est cela le communisme ? – Cela aussi. »

Jean-Christophe Ferrari