« Mon sujet est peut-être les relations entre hommes et femmes, sans fioritures, centrées sur un lit », disait, pince-sans-rire, Mike Nichols. Il y a certainement beaucoup de scènes de chambre chez lui : parce que le cinéaste venait du théâtre, parce qu'il était avant tout un observateur du genre humain dans sa version américaine, avec une attention particulière pour les dialogues. Le critique du New York Times A. O. Scott le plaçait dans la lignée d'Ernst Lubitsch et de Billy Wilder et, à son meilleur, Nichols avait certainement repris le flambeau de leur dramédie sophistiquée, à la mise en scène faussement discrète et mordant dans le Zeitgeist. Comme eux, Nichols, né Mikhaïl Igor Peschkowsky en 1931 à Berlin, était un Juif germanique émigré, ayant beaucoup bûché pour s'assimiler aux États-Unis, tout en étant capable d'être à distance de ce drôle de pays d'accueil. Débarqué à New York en 1939, et professionnellement actif dans les années 50, il saisit l'énergie de la contre-culture et le bouillonnement de la jeunesse à l'orée des années 70, dans le cadre des studios hollywoodiens et avant l'arrivée des barbus du Nouvel Hollywood. Nichols a, lui, pour principale distinction capillaire, une calvitie précoce qu'il dissimulera toute sa vie sous une perruque.
Les dauphins sont plus intelligents que les humains
D'abord comédien, Mike Nichols est fasciné par la mystique de l'Actors Studio après avoir vu Marlon Brando sur les planches dans Un tramway nommé désir et étudie la « Méthode » avec Lee Strasberg en 1953. Mais ce sera seulement via l'humour qu'on le prendra au sérieux. Il devient une célébrité lorsqu'il compose sur scène un duo séminal avec Elaine May en 1958, tandem qui frappe les esprits avec sa répartie mitraillette, son sens de l'improvisation et une acuité acide sur les travers et les vulnérabilités de chacun. Nichols y développe une politique de l'acteur — rire, faire rire, mais toujours avec humanité — qu'il conserve pour ensuite diriger des pièces de théâtre acclamées jusqu'à sa mort. Qui a peur de Virginia Woolf ? (1966), son premier film, est naturellement une adaptation de la pièce d'Edward Albee, où il dompte les monstres sacrés Richard Burton / Elizabeth Taylor pour mieux mettre en pièces un couple d'universitaires bourrés. Cinéphile biberonné à Une place au soleil (qu'il dit avoir vu 150 fois), 8½ et Les Quatre Cents Coups, Nichols dépasse le théâtre filmé en calculant plans-séquences et gros plans. « C'est l'un des films américains les plus brutalement honnêtes jamais faits », estime le New York Times. Cette honnêteté va aussi infuser Le Lauréat (1967) sous des atours classieux, à coups de vitres carcérales et surfaces réfléchissantes. Le tout jeune diplômé Ben Braddock y envoie valdinguer son brillant avenir en succombant aux charmes de ce qu'on n'appelait pas encore une MILF, madame Robinson. Nichols accomplit un film générationnel sur le fossé, après-guerre, entre jeunes et vieux, et le public, dont au moins la moitié est âgée de moins de 24 ans, afflue en masse voir ce qui est alors le troisième meilleur succès de tous les temps au box-office US, après Autant en emporte le vent et La Mélodie du bonheur.
Ce Plaisir qu'on dit charnel (1971) achève une trilogie informelle sur ces relations qu'il ne faudrait pas avoir, et sa façon franche de parler de sexe lui vaut d'être taxé d'obscénité dans l'état de Georgie. Propulsé trop vite porte-parole à succès et à Oscars d'une Amérique désireuse de déballer son linge sale, Mike Nichols se perd dans les années 70 avec des flops. Le Jour du dauphin (1973), sur les relations entre cétacés, est sans nul doute porteur d'une des plus belles accroches du cinéma (« Il a entraîné sans le savoir un dauphin pour tuer le président des États-Unis »), tandis que La Bonne Fortune (1975), comédie noire rétro par ailleurs chérie par Ethan Cœn, souffre de la comparaison avec L'Arnaque et d'une certaine malédiction de Nichols d'être parfois à contretemps ; son ambitieuse comédie pacifiste Catch-22 (1970) sera dépassée par M*A*S*H, et Primary Colors (1998), sa satire de la campagne présidentielle de Bill Clinton, aura sa portée avalée par le scandale autour de Monica Lewinsky.
Identification d'une femme
À partir du Mystère Silkwood (1983), le cinéma de Mike Nichols connaît une inflexion où les personnages féminins occupent le premier plan, grâce à une symbiose avec Meryl Streep. Karen Silkwood, ouvrière syndicaliste dans une usine de plutonium, c'est moi, semble dire, de façon improbable, Nichols le mondain, éleveur de chevaux de race et collectionneur de Picasso. Mais c'est tout le beau paradoxe du film, et le cinéaste se bovaryse encore à travers Streep dans La Brûlure (1986) et Bons baisers d'Hollywood (1990), films à clé sur les vies, respectivement, de Nora Ephron et Carrie Fisher. Mike Nichols égratigne alors, certes, sur le ton du conte de fées, l'individualisme américain (Cendrillon à Wall Street dans Working Girl (1988), le grand méchant loup chez les éditeurs dans Wolf en 1994). Mais il évoque surtout en filigrane des épiphanies, des transformations personnelles (À propos d'Henry, 1991), en guise de catharsis pour ses crises personnelles passées et présentes : sa toxicomanie, ses quatre mariages, son angoisse de rester employable par Hollywood et d'être à la hauteur de sa réputation de parrain d'une certaine façon de disséquer l'Amérique avec des gants de velours. Lorsque les producteurs d'American Beauty (Sam Mendes, 1999) chercheront un cinéaste pour donner vie au scénario, ils se demanderont ainsi : « Qui est le nouveau Mike Nichols ? »
Mais, en fin de carrière, c'est toujours chez les acteurs et le théâtre que ce dénicheur de talents (l'inconnu Dustin Hoffman poussé contre l'avis de tous pour Le Lauréat, les stars Art Garfunkel et Cher qui écopent de nominations aux Golden Globes et aux Oscars pour Ce plaisir... et Le Mystère Silkwood) se régénère. Avec notamment la comédie Birdcage (1996), adaptation de La Cage aux Folles, et la mini-série dramatique Angels in America (2003), basée sur la pièce de Tony Kushner — soit deux approches très complémentaires, jamais lourdes, sur la représentation de l'homosexualité. Son dernier vrai succès, Closer (2004), avec sa distribution resserrée et ses émotions en cascade, est sans doute ce qui se rapproche le plus de ses débuts. Jude Law et Julia Roberts rapportaient ainsi les indications données par Nichols pour jouer une scène de baiser (conseil qui vaut d'ailleurs pour toute sa carrière) : cela doit être comme « l'orteil de l'hippopotame en tutu de Fantasia, tout doit être en équilibre sur un orteil ».
Léo Soesanto