Adulé par Rossellini et Godard, par Welles et Spielberg, le cinéma de Marcel Pagnol fut bien autre chose que l'îlot de folklore régionaliste auquel il lui arrive encore d'être réduit. Devançant tout un pan du cinéma moderne réglé sur les palpitations de la vie, son œuvre est un exemple rare d'accord parfait entre expérimentations audacieuses et succès public.
Pagnol s'amusait beaucoup d'être né la même année que le cinéma, et à deux pas – il y a moins de vingt kilomètres entre La Ciotat et sa ville natale d'Aubagne. « Je suis venu vers lui en toute modestie, avec la foi et la bonne volonté d'un écolier », écrit-il dans le premier numéro des Cahiers du film, revue fondée par lui en 1933, l'année où il dirige son premier film. « Je voulais apprendre ; j'ai cherché les maîtres. J'en ai trouvé beaucoup, mais ils ne savaient rien. » L'histoire est relativement connue : ayant régné sur le théâtre français des années 30, Pagnol découvre le cinéma parlant à Londres en 1929 puis s'y jette à corps perdu, sans expérience et avec la modestie en vérité relative de qui a la conviction de vivre un moment révolutionnaire, et le désir d'en être le guide. Fraîchement reçues par le milieu du cinéma, ses déclarations sur l'obsolescence du muet, ou sur les films comme « forme définitive de l'écriture », ont nourri un malentendu qui lui valut le dédain des esthètes, tandis que le public célébrait les deux premières adaptations de sa trilogie marseillaise, réalisées par Alexandre Korda (Marius, en 1931) et Marc Allégret (Fanny, l'année suivante) mais avec l'étroite participation de Pagnol, qui tournerait tout seul et quelques années plus tard l'ultime volet, César.
Un monde sonore
Si la critique et nombre de grands cinéastes (Orson Welles qu'avait ébloui La Femme du boulanger, Godard qui tenait Angèle pour l'un des plus grands films français, à l'égal de ceux de Lumière et Bresson) ont largement corrigé, depuis, l'image imméritée de films pareils à du « théâtre en conserve », on ne peut qu'être saisi en redécouvrant aujourd'hui leur modernité hospitalière et étonnamment précoce. D'autant que les qualités les plus illustres de ces films (douce sophistication des dialogues, humanité poignante du regard) ont volontiers masqué l'audacieuse inventivité de leur mise en scène. La première marque du génie de Pagnol cinéaste est, selon le mot perspicace de Jean Douchet, « d'avoir compris que la parole, ça se filme ». Autrement dit qu'au lieu de neutraliser les pouvoirs de l'image, le son allait en révéler de nouveaux. La parole y est tout autre chose que du texte lu : davantage une musique sensuelle, dont les modulations (on chuchote ici autant que l'on vocifère, et la beauté des silences égale plus d'une fois celle de la langue) éclairent le cœur de l'homme plus sûrement que les mots. Il en va de même pour la nature : à être si loquace, le cinéma de Pagnol a fini par faire oublier que, parlant, il était surtout sonore.
L'homme comme l'arbre
Animé par le goût de l'invention, Pagnol s'assure très tôt une indépendance totale en fondant ses propres studios, et supervise toutes les étapes de la fabrication de ses films. Composer la bande sonore, en direct et souvent dans la nature, est une préoccupation si forte qu'il dirige ses tournages depuis le camion son. Murmure des collines, fredonnement des cigales (et dès Marius, douce rumeur des passants sur le port de Marseille) : le relief immédiat de l'image, la vie si vraie des personnages, doivent beaucoup à cette écoute soucieuse qui considère que chacun, l'homme comme l'arbre, a sa voix. Preuve que Pagnol est d'emblée un (grand) cinéaste, cette attention au monde sensible gouverne l'image d'une manière identique – il suffit de voir la sublime scène du pain de Regain, où l'émotion couve sous les rayons intermittents d'un soleil brûlant filtré par les larges lattes de bois d'un auvent. Les films de Pagnol partagent avec leurs personnages de croire en une nature vivante, et accordée à la vie de l'homme. « Quand papa est mort, l'arbre aussi est mort, vous ne trouvez pas ça bizarre ? », demande Manon dans Manon des sources.
Le premier néoréaliste
Jofroi, son véritable premier film (et peut-être aussi le « premier film néoréaliste », comme l'affirmera Vittorio De Sica), inaugure en 1934 une décennie prolifique, qui verra Pagnol en tourner une dizaine d'autres (dont beaucoup empruntent comme celui-ci leur argument à Jean Giono) avec une inspiration quasiment égale, culminant dans les prodigieux Angèle et Regain. Simple comme bonjour, respirant à la cadence de ses personnages, Jofroi, avec son histoire de vieux qui ne veut pas qu'on coupe ses arbres, fait l'esquisse de l'univers minuscule et légendaire où se déploieront ces films, couronnés souvent d'un franc succès public. « On ne peut écrire que sur des thèmes généraux, dans des milieux particuliers », résumait Pagnol à André Labarthe en 1966. L'affectueuse précision avec laquelle il a retranscrit les mœurs autant que les sensations du monde paysan méridional (par exemple quand il enregistre le patois des vieux, qu'il ne traduit pas) fut surtout un judicieux moyen de viser l'universel. Merlusse, Panturle, Cigalon : les noms aberrants de ses personnages sont assez peu affaire de folklore. Ils forment une Olympe provençale où, autour d'un vieux qui pleure ses arbres, ou bien d'un boulanger qui fait la grève du pain parce que sa femme est partie, se jouent entre deux rangées d'oliviers des enjeux de titans.
La tendresse
Conjuguée à leur saisie quasi documentaire de la vie, cette profondeur mythologique explique une part de la pureté des films de Pagnol. Il s'y agit toujours, en somme, de filmer l'aube de toute chose (ainsi Regain et son histoire édénique de village qui renaît par la rencontre d'un homme et d'une femme ; ou ces quelques scènes nocturnes d'Angèle qui le font basculer sans rupture du naturalisme paysan vers un onirisme de conte), et avant tout celle des sentiments. Dans ces histoires de paysans sentimentaux (lointains cousins des « bidasses sentimentaux » qu'aimait Serge Daney dans les westerns de Ford), le sentiment est le genre de secret que les sources d'eau sont aux collines de Manon des sources – une force souterraine qui n'en finit plus de jaillir, une fois percé le granit de la parole. Car c'est souvent quand la faconde s'épuise que se révèle enfin la vérité des personnages de Pagnol, qui fut également la sienne. On en trouvera une définition dans ce mot pourtant sans rapport de Roberto Rossellini, autre admirateur déclaré : « La tendresse, c'est la vraie position morale. »
Jérôme Momcilovic