Histoire orale de Bonnie and Clyde (Arthur Penn, 1967)

Hélène Lacolomberie - 16 février 2024

They're young... they're in love... and they kill people.
Août 1967 : sept ans après la révolution Psychose, le cinéma hollywoodien prend un nouveau tournant. À travers un épisode marquant de l'histoire des États-Unis, Arthur Penn dépeint les années 30 de la Dépression. Filme une jeunesse désespérée, sa violence sourde. Et l'Amérique trouve un écho socio-politique implacable à la guerre du Vietnam dans laquelle elle est plongée. Récit du tournage d’un road movie fulgurant.

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Avec Arthur Penn (cinéaste), Warren Beatty (producteur et interprète), Faye Dunaway (interprète), Gene Hackman (interprète), Michael J. Pollard (interprète), Gene Wilder (interprète), Robert Benton (scénariste), David Newman (scénariste), Robert Towne (consultant sur le scénario), Jean-Luc Godard (cinéaste), François Truffaut (cinéaste), Helen Scott (attachée de presse et amie de Truffaut), Burnett Guffey (directeur de la photo), Dede Allen (monteuse), Dean Tavoularis (chef décorateur).


« Je vous parle de cinéma, et vous, vous me parlez de la météo ! »

Robert Benton : David et moi sommes devenus amis avec Helen Scott, elle nous annonçait en avance la sortie à New York de films français intéressants. Nous étions fascinés par Truffaut, Godard, Rohmer et Chabrol. Lorsque nous avons commencé à écrire Bonnie and Clyde, nous n'avions pas la moindre idée de comment procéder, et nous avons rédigé une sorte de présentation sans dialogue. Nous avons rencontré Helen à une réception et nous lui avons parlé de notre projet. Elle a été suffisamment impressionnée par ce que nous lui avons montré pour l'envoyer à Truffaut en lui disant qu'elle adorait. Grâce à elle, Truffaut a pris l'idée très au sérieux.

Helen Scott : Je savais que François n'aurait aucun problème avec eux, tellement ils l'admiraient.

Robert Benton : L'anglais de Truffaut était meilleur que mon français, mais ça restait compliqué. Helen faisait l'interprète, et il a passé deux jours avec nous à discuter du scénario. Nous avons d'ailleurs conservé certaines de ses suggestions.

David Newman : Nous avons beaucoup appris de lui sur la façon de structurer un script. Il y a notamment dans le film une séquence qu'il nous a dictée, ligne par ligne, indiquant les coupes et comment devait se faire chaque prise.

Robert Benton : Travailler avec lui, c'était comme passer trois ans dans une école de cinéma !

Helen Scott : Le scénario était parfait pour Truffaut. Ma première réaction avait été de penser qu'il était trop « américain » pour lui, mais les nombreuses nuances possibles allaient si bien à son talent que j'avais changé d'avis.

Robert Benton : Mais Truffaut est retourné en France, où il essayait à l'époque de préparer Fahrenheit 451. Il nous a écrit pour nous dire qu'il ne voulait pas travailler sur plus d'un projet à la fois. Mais il ajoutait qu'il avait transmis le scénario à Jean-Luc Godard. Et quelques jours plus tard est arrivé un télégramme : Godard venait à New York et allait nous appeler !

François Truffaut : J'avais pris la liberté de lui faire lire, et lui aussi avait beaucoup aimé. J'étais convaincu qu'il serait l'homme parfait pour ce travail. Il parlait couramment l'anglais et il pouvait faire une sorte d'À bout de souffle américain. De tous les scénarios que j'avais refusés ces cinq dernières années, Bonnie and Clyde était de loin le meilleur.

Robert Benton : Truffaut avait organisé la projection d'un film magnifique, Gun Crazy : il pensait qu'il était exactement dans l'esprit de ce que devait être Bonnie and Clyde. Jean-Luc Godard était assis juste devant nous.

Jean-Luc Godard : On pouvait faire ce film n'importe où, on pouvait le tourner même à Tokyo.

David Newman : Godard avait l'habitude de travailler avec des producteurs européens et Truffaut pensait que nos producteurs travaillaient justement « à l'européenne » : ils avaient trouvé l'argent et on pouvait se lancer. Mais ces deux jeunes novices américains ne voulaient pas donner l'impression qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. L'un d'eux a dit à Godard : « Vous savez que le film est prévu pour cet été ? » Godard, qui voulait justement tourner en hiver, s'est levé et a rétorqué : « Je vous parle de cinéma, et vous, vous me parlez de la météo ! » Et il est parti.

Robert Benton : J'avais grandi avec les histoires sur Bonnie et Clyde et je connaissais beaucoup de choses à leur sujet. Nous avons décidé d'écrire une sorte de film façon Nouvelle Vague française, se déroulant en Amérique.

David Newman : La Nouvelle Vague avait ouvert une porte, permettant d'écrire avec une morale plus complexe, des personnages plus ambigus, des relations plus sophistiquées.

Robert Benton : Et puis un jour, Warren Beatty, que je connaissais vaguement, m'a appelé. Il m'a dit avoir entendu parler du scénario par Truffaut. Je lui ai proposé de déposer le script à son hôtel, mais il est venu le chercher en personne chez moi. Il l'a lu et après une heure et demie, il m'a téléphoné pour me dire qu'il voulait faire le film. Je lui ai demandé où il en était : « Page 27. » Je lui ai dit de rappeler quand il en serait à la page 48. Ce qu'il a fait : « J'ai terminé, et je veux toujours le faire. » Il a précisé qu'il fallait un réalisateur américain, pas Truffaut ou Godard.

Arthur Penn : Finalement, Warren a acheté le script achevé et me l'a apporté. Ce qui m'a attiré dans le scénario, c'est ce dont je me souvenais de la Dépression quand j'étais enfant. Dans le film, l'individu découvre l'humiliation économique, sociale, morale, que lui fait subir la société. Je ne veux pas du tout psychanalyser les États-Unis, mais disons qu'il y a l'aspect sociologique de cette époque et que je montre deux jeunes gens qui en sont le produit.

David Newman : Dans la toute première version, Clyde était homosexuel, et il se passait quelque chose entre C.W. Moss et à la fois Bonnie et Clyde. Mais c'était une impasse, alors on a supprimé cet aspect. Cela n'allait tout simplement pas avec le reste de l'histoire.

Warren Beatty : J'ai dit aux gars : « Vous faites une erreur, les personnages vont déjà assez loin comme ça. Ils tuent des gens et braquent des banques. Si vous voulez que le public s'identifie à eux, vous allez les perdre, et si vous faites de Clyde un homosexuel, ça va ruiner le film. »

Faye Dunaway : Dans une première version, il était effectivement question d'un triangle amoureux. Mais, à mesure que le tournage avançait, cet aspect des choses s'est presque complètement effacé. Il reste juste quelques sous-entendus par-ci, par-là.

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Arthur Penn : Robert Towne a écrit certaines séquences et quelques dialogues additionnels, très révélateurs. Il a apporté des contributions majeures.

Robert Towne : Robert Benton et David Newman avaient écrit le scénario de départ, mais j'en ai fait une dernière version, aidé et encouragé par Arthur et Warren. Arthur me faisait réécrire les choses dix ou quinze fois, jusqu'à ce que je sente que je ne pouvais plus rien produire. Le film était donc en constante réécriture, mais dès lors qu'Arthur était satisfait, plus rien ne bougeait.

Faye Dunaway : Robert passait son temps à retravailler le scénario initial. Les week-ends, on répétait les scènes réécrites pendant la semaine. Chaque jour, on recevait de nouvelles pages.

Clyde, Bonnie, et les autres

Warren Beatty : Mon instinct me soufflait de trouver des histoires qui avaient du sens pour moi. Je voulais faire ce film, parce que le sujet était profondément américain : il y avait un véritable contexte socio-économique. Mais surtout, il montrait des gens intéressants. J'avais d'abord envisagé Bob Dylan pour le rôle, mais petit à petit, j'ai pensé que peut-être je ne serais pas mauvais.

Faye Dunaway : Arthur Penn avait voulu me voir alors qu'il cherchait encore une interprète pour Bonnie. Warren lui avait apporté le scénario ; il pensait à l'époque partager la vedette avec Leslie Caron parce qu'il sortait avec elle, mais ils ont rompu avant le début du tournage. Après Leslie, les noms se sont additionnés sur la liste des postulantes. Warren et Arthur ont envisagé tour à tour Natalie Wood, Carol Lynley, Tuesday Weld et même la sœur de Warren, Shirley MacLaine. Finalement, le choix s'était arrêté sur Tuesday Weld, mais elle était enceinte et ne voulait pas se rendre au Texas. C'était là ma chance. Arthur m'a fait lire le scénario et j'ai eu le coup de foudre ; il fallait absolument que j'obtienne le rôle.

Arthur Penn : Notre seul point de désaccord avec Warren, ça a été pour le choix de Faye Dunaway.

Faye Dunaway : Nous avions rendez-vous pour faire un essai de lecture avec Warren. J'étais folle d'anxiété et Arthur, qui était là, m'a adressé un sourire d'encouragement. Warren et Arthur se sont retirés pour discuter, je ne sais pas ce qu'ils se sont dit, mais j'ai quand même appris plus tard qu'Arthur avait déclaré : « Ou elle a le rôle, ou je ne fais pas ce film ».

Gene Hackman : J'avais joué dans un film intitulé Lilith, avec Warren et Jean Seberg. Je n'avais eu aucun contact avec Warren depuis, mais il s'est souvenu de moi. J'étais hospitalisé à New York pour un empoisonnement du sang, immobilisé pour six semaines. Il est venu me voir. J'ai été non seulement surpris, mais touché. Il m'a dit qu'il avait un rôle au cinéma dont il voulait discuter avec moi. C'était Buck Barrow.

Arthur Penn : Warren m'a parlé de Gene Hackman : « Je n'ai eu qu'une scène de cinq minutes avec lui dans Lilith, mais tu dois absolument le rencontrer. » Ce que j'ai fait. Et, mon dieu, il était vraiment remarquable. Je l'avais vu dans une pièce avec Estelle Parsons et je savais qu'ils seraient géniaux ensemble.

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Gene Hackman : J'aime la tension qu'Arthur crée sur les plateaux. Mais surtout, il est arrivé à un moment précis de ma vie où j'avais besoin de quelqu'un pour me servir de guide dans le cinéma. Je pense que si ça fonctionne aussi bien entre nous, c'est parce que nous venons tous les deux du théâtre, et que nous avons tous les deux beaucoup d'énergie. J'adorais venir sur le plateau en dehors des prises juste pour le regarder travailler, m'imprégner de son énergie et de son enthousiasme.

Warren Beatty : Une partie de ma motivation à faire Bonnie and Clyde tenait au fait que j'avais déjà joué avec Gene Hackman et Michael J. Pollard. C'étaient de vieux amis, je voulais vraiment retravailler avec eux. J'ai beaucoup de respect pour leur intelligence.

Michael J. Pollard : Warren était le plus beau garçon de sa promotion. C'est un gentleman du Sud, il parle très doucement. Nous avions travaillé ensemble à Broadway et sur la série Dobie Gillis. Mais j'ai été étonné d'avoir le rôle.

Actor's Studio

Arthur Penn : En tant qu'acteur, Warren a pris son rôle très à cœur, exactement comme je le lui avais demandé. Je sais qu'il a la réputation d'être difficile à diriger, mais nous sommes très liés, et nous avons une façon de nous parler qui évite tout problème : très crue, très directe, très naturelle.

Gene Hackman : Warren est un homme extraordinaire. Il a une image de playboy, mais derrière cette façade, il est intelligent et impliqué.

Arthur Penn : Warren et Faye ne s'entendaient pas très bien. J'étais un peu protecteur, voire paternaliste avec mon actrice. Pour le dernier plan du film, je lui ai dit : « Regarde Clyde ». À la dernière seconde, j'ai écarté Warren et je me suis mis à sa place, si bien qu'elle a eu un regard très doux, et ce regard, je l'ai gardé.

Faye Dunaway : Arthur Penn fait partie de ces metteurs en scène géniaux, assez intellectuels, à la Elia Kazan. Il connaît les scénaristes, il sait diriger les acteurs. Ce film me touchait profondément. Jamais je ne m'étais sentie aussi concernée par un rôle. Bonnie était une fille du Sud, pleine de vie et ambitieuse, qui voulait sortir de son trou. Je savais d'expérience que ce n'était pas facile. Je voulais créer une image qui refléterait toutes ses peurs et ses émotions.

Warren Beatty : Faye était bourrée d'énergie, une énergie explosive, et je pense qu'elle a apporté quelque chose d'unique.

Faye Dunaway : Ça a été un tournage très physique pour tout le monde et je ne voulais pas me soustraire à ces contraintes. J'ai effectué moi-même toutes mes cascades.

Arthur Penn : Au début, Warren n'aimait pas Faye, et pensait qu'elle n'était pas celle qu'il nous fallait pour jouer Bonnie. Mais il s'est vite rendu compte qu'elle était parfaite.

Faye Dunaway : C'est un gentleman, en même temps qu'un homme d'affaires avisé, une grande star et quelqu'un de bien.

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Gene Hackman : Pour ma part, à la fin du film, j'étais terriblement déprimé par mon personnage et son accent. Cela faisait plusieurs années que j'étais à New York, travaillant pour faire sonner mon ing, et j'étais soudain revenu à mon point de départ, quand j'articulais goin' and comin'. À cause de ce genre de choses, on se lasse d'un personnage.

Arthur Penn : Gene Hackman est un acteur au jeu extraordinairement réaliste, et il a la capacité d'exploiter les émotions cachées que beaucoup d'entre nous dissimulent. Et ce n'est pas seulement une question de capacité, mais aussi de courage. Comme dans la scène où il meurt.

Gene Hackman : Pour cette séquence, je me suis inspiré des corridas. Dans ma chambre de motel, j'ai travaillé à quatre pattes, essayant d'imiter les mouvements d'un taureau blessé à la nuque, agonisant.

Faye Dunaway : C'était aussi le premier film de Gene Wilder. Il était tellement drôle en employé des pompes funèbres qu'on devinait déjà la fantaisie qu'il apporterait à ses futurs rôles.

Gene Wilder : C'était un rôle dramatique, mais je l'ai interprété sur un mode comique. Ça me paraissait normal de ne pas en rajouter : les spectateurs sauraient bien que j'étais mort de peur. Le résultat était plutôt drôle, Arthur a pensé que c'était involontaire, mais quand je lui ai proposé de recommencer, il m'a dit qu'il trouvait ça bien. J'ai travaillé en tout et pour tout deux jours au Texas et deux jours à Hollywood pour Bonnie and Clyde. Je n'avais aucune idée de ce que ça allait donner. Mais en me voyant à l'écran, j'étais tellement bouleversé, ou fasciné, que j'ai à peine prêté attention au reste du film !

Michael J. Pollard : Quand on a tourné le plan où on prend la fuite, je n'avais pas mon permis... Il y avait un genre de levier de vitesse, je savais à peu près comment ça fonctionnait, j'ai fait ça très vite, à l'instinct. Et pour la scène de la station-service, j'ai essayé de prendre un accent du Midwest : l'album Blonde on Blonde venait de sortir et j'aime bien la voix de Bob Dylan, alors j'ai essayé de l'imiter...

Faye Dunaway : Michael était un acteur de théâtre chevronné, il s'est montré en permanence adorable et comique ; dans le rôle de C. W. Moss, c'est le seul véritable innocent de la bande.

Warren acteur, Beatty producteur

Warren Beatty : Au début, je ne voulais pas être producteur. Jusqu'à la toute dernière minute, j'avais prévu de faire appel à quelqu'un d'autre pour produire le film, car le studio disait que cela représenterait trop de travail pour moi. Mais j'ai changé d'avis !

Robert Towne : Du moment que Warren proposait de produire le film, les studios auraient été fous de ne pas accepter.

Faye Dunaway : Warren s'est battu comme un lion. Il a rêvé et produit un film dont personne ne voulait.

Warren Beatty : Quand les gens investissent dans un film, vous devez vous assurer de respecter les limites budgétaires, car si vous réussissez, ils pourront peut-être financer de futurs projets. Alors quand j'ai un accord, je m'y tiens...

Arthur Penn : C'était un vrai producteur. Il comptait chaque centime.

Faye Dunaway : Warren s'impliquait dans tout ce qui se rapportait au film : quand il n'était pas devant la caméra, il téléphonait pour résoudre un problème avec le studio, préparait de nouvelles scènes avec Bob Towne ou réglait certains détails avec Arthur. S'il laissait à Arthur la pleine responsabilité de sa mise en scène, il a marqué le film entier de sa griffe.

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Arthur Penn : Nous nous étions mis d'accord pour nous dire très franchement ce que nous pensions l'un de l'autre, et pour le dire très violemment si nécessaire. Nous avions également convenu qu'en cas de désaccord total, ce serait lui qui céderait et ferait ce que je voulais. Voilà tout. Mais en fait, curieusement, nous avions les mêmes idées.

Warren Beatty : Arthur est un homme extrêmement responsable et sensé. Sans cela, je n'aurais jamais pris le risque de produire son film.

Dede Allen : Warren Beatty vous apprend plein de choses sur tous les sujets, y compris sur la manière d'être plus intelligent dans la vie. C'est l'un des meilleurs producteurs que j'aie jamais eu. Sur Bonnie and Clyde, il avait juste 30 ans. C'est un gars très, très brillant. Vous apprenez de lui, mais il apprend aussi de vous parce qu'il vous laisse enseigner.

Le Texas des 30's

Dean Tavoularis : Arthur Penn voulait donner au film un aspect visuel inédit, et un ami commun lui avait parlé de moi comme d'un jeune chef décorateur prometteur. J'étais très impatient de créer moi-même les décors d'un film, et le fait qu'Arthur et Warren veuillent tourner au Texas et non dans des décors de studio était très stimulant. Je suis donc allé au Texas faire des repérages.

Robert Benton : Impossible de grandir au Texas sans connaître Bonnie et Clyde. C'étaient des héros populaires. Les enfants se déguisaient en Bonnie et Clyde pour Halloween !

Faye Dunaway : Nombreux étaient ceux qui, spectateurs ou figurants, avaient non seulement lu plusieurs articles sur le gang Barrow, mais en gardaient des souvenirs tangibles. Ils avaient fréquenté les mêmes écoles, chanté dans les mêmes églises. Nous avions un peu l'impression de remonter le temps. Une fois, une figurante d'une quarantaine d'années m'a raconté qu'elle gardait exactement ce souvenir de l'événement. Elle n'avait alors que quatre ans mais n'avait rien oublié. Une autre m'a confié que ses parents avaient chaque jour économisé sous après sous pour pouvoir acheter le journal et suivre l'itinéraire du couple.

Arthur Penn : Quand j'ai accepté le film, j'ai réalisé que j'avais des liens avec Bonnie et Clyde. Quand j'étais enfant, j'avais vu leur photo en première page des journaux, je me souvenais d'eux comme de personnages, et plus important encore, je me souvenais de la période de la Dépression. J'ai donc pu amener cette dimension sur le film : si on ne voyait pas assez le contexte économique, cela n'aurait pas de sens. Mais je ne savais pas que cela allait avoir autant de résonance avec notre propre époque : résistance à la guerre au Vietnam, libération des mœurs, révolution sexuelle... En un sens, c'était la même chose dans les années 30.

David Newman : Nous voyions Bonnie et Clyde comme des personnages emblématiques de l'époque dans laquelle nous vivions. Nous avons commencé à sentir qu'il se passait quelque chose dans ce pays et que toutes nos valeurs évoluaient, non seulement sur le plan culturel, mais aussi psychologique, mythologique et romantique, et d'une manière vraiment intéressante.

Arthur Penn : Warner nous a demandé si nous voulions faire le film en noir et blanc, et Warren et moi avons répondu catégoriquement non. Ce n'est pas une reconstitution fidèle de l'histoire de Bonnie et Clyde. Nous avions prévenu d'emblée que c'était métaphorique.

Warren Beatty : L'usage de la couleur permettait de raconter l'histoire comme une légende, plutôt que comme le récit d'événements réels.

Burnett Guffey : La couleur en elle-même nuit parfois au réalisme car elle est jolie, qu'on le veuille ou non. Nous avons essayé en permanence d'atténuer la couleur dans le film, principalement à travers les décors – murs de motel sales, vieux bâtiments de banque...

Arthur Penn : Et les costumes ne devaient pas paraître authentiques, mais avoir une sorte de style.

Faye Dunaway : Je pensais que je porterais des pantalons, puisque Bonnie passait son temps à dévaliser des banques avant de s'enfuir à toutes jambes. Seulement Arthur et Warren préféraient la voir en robe, lui donner du style, de l'élégance. Ils avaient décidé de laisser carte blanche à une jeune styliste, Theadora Van Runkle. Le « style Bonnie » a par la suite fait fureur. À Paris, le lendemain de la première, j'ai reçu dans ma chambre d'hôtel une boîte entière de bérets, provenant d'un petit magasin près de Lourdes, et dont le chiffre d'affaires venait de bondir : ils voulaient me remercier !

Arthur Penn : Nous avons supprimé presque tous les détails superflus. Ce dépouillement était intentionnel.

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Dean Tavoularis : J'ai volontairement baissé les plafonds pour donner l'impression que les personnages sont de plus en plus pris au piège. Ils logent dans des hôtels miteux et tout est petit et étriqué. J'ai construit l'intégralité des décors avant l'arrivée du chef opérateur Burnett Guffey. Les plafonds bas et les espaces exigus allaient lui poser problème. J'ai dû lui expliquer les raisons de mon choix, et il a compris.

Burnett Guffey : Arthur Penn est un réalisateur très créatif, convaincu de l'importance du déplacement de la caméra ou de l'acteur. Beaucoup de ces mouvements couvraient près de 360°, mais dans les espaces resserrés de ces petites pièces, je devais parfois lui demander de me laisser un peu de place pour installer des lumières.

Arthur Penn : Je voulais du rythme, un montage très nerveux. Les souvenirs que j'avais de Bonnie et Clyde étaient des souvenirs de photographies. Aussi je ne voulais pas d'une caméra mobile, mais plutôt adopter une technique kaléidoscopique.

Burnett Guffey : Arthur souhaitait que son film soit aussi réaliste que possible. Rien ne devait être beau. Nous avons fait certains choix qui pourraient paraître incongrus sur un plan photographique, mais qui ont produit le réalisme voulu. Nous avions convenu que la photo ne serait pas élégante façon Hollywood. Nous n'avons pas essayé de glamouriser les personnages avec un éclairage doux et diffus, y compris Faye Dunaway. Elle portait très peu de maquillage, mais elle n'était pas trop difficile à photographier, car elle a un beau visage. Le résultat a une qualité brute que l'on pourrait qualifier de « documentaire » – mais nous avons obtenu des images saisissantes et tout semble extrêmement réel.

Montrer la violence

Arthur Penn : Il me semblait que si nous devions décrire la violence, nous serions obligés de le faire avec la même puissance que ce que l'on ressent lorsqu'on y est réellement confronté. On était en pleine guerre du Vietnam, on ne pouvait pas faire un film aseptisé, avec des petits bangs bangs. Il fallait que ça saigne ! Avant, on ne pouvait pas montrer dans un même plan un tireur et sa victime, il devait y avoir un cut. Mais on s'est dit : « Ne répétons pas ce que les studios font depuis si longtemps. » Il fallait que ce soit frontal. La mort dans le film est parfaitement fidèle à la réalité : 87 impacts distincts avaient été relevés sur leurs corps.

Robert Benton : Nous avions un seul mot d'ordre : dans ce film, on devait donner l'impression que les gens étaient réellement tués.

Arthur Penn : J'avais eu une sorte de révélation : j'avais vu la fin, littéralement image par image, bien avant de la tourner. Je pensais qu'il fallait aller à fond dans la légende, terminer le film par une sorte de grand saut. J'ai pensé que la meilleure manière serait de filmer ça comme un ballet. J'avais vu suffisamment de films de Kurosawa, je savais comment m'y prendre. Ce que j'ai fait, et qui je pense n'avait jamais été fait, ça a été de varier les vitesses de ralenti pour obtenir à la fois un rendu de spasme et de ballet. Techniquement, c'était très compliqué, parce qu'on devait assembler quatre caméras, qui filmeraient simultanément depuis le même endroit.

Dean Tavoularis : Pour la séquence finale, nous cherchions un endroit avec des buissons où la police puisse se cacher. Et là, une idée m'est venue : en guise de prélude pour les spectateurs, j'ai pensé qu'on pourrait faire s'envoler des oiseaux juste avant, comme une sorte de prémonition. Ensuite seulement, la fusillade commencerait... Warren a beaucoup aimé l'idée, Arthur n'était pas très enthousiaste. Warren a déclaré « C'est russe. C'est typiquement russe, comme une touche de cinéma russe. » Bien joué, ai-je pensé. Et donc Arthur a répondu « Ok, faisons ça. » Mais une fois qu'Arthur a eu donné son accord, je me suis dit « Merde, comment je vais faire ça maintenant ?! » J'ai donc fait appel aux accessoiristes et leur ai demandé de me trouver toutes sortes d'oiseaux, afin qu'on en ait suffisamment pour au moins deux prises. J'ai revu le film il y a quelques mois, et ce passage fonctionne vraiment comme un pivot au début de la scène.

Arthur Penn : Ça a pris trois ou quatre jours. C'était un de ces moments dingues, où, en tant que réalisateur, on se dit : « Je le vois comme ça, je ne le vois pas autrement, donc je ne vais pas lésiner », et pendant ce temps, les gens chuchotent sur le plateau :« Ce type est cinglé, mais qu'est-ce qu'il fout ? »

Faye Dunaway : Tout mon corps et ma tenue ont été maquillés par couches successives. Je garde encore en mémoire trois points d'impacts de balles sur le visage. Le maquillage à lui seul nous a pris plusieurs heures. Il fallait dessiner pour chaque balle un cœur noir, entouré d'un cercle rouge. Là-dessus, on ajoutait de la cire qu'on recouvrait de fond de teint et qu'on reliait à un pétard par un minuscule fil, de la taille d'un cheveu, donc à peu près invisible. Pendant la scène, tous les pétards allaient exploser comme de petites bombes. Avec toutes ces balles, les soubresauts étaient inévitables, si bien que je me suis lancée dans une sorte de danse de Saint-Guy, la danse de la mort deand.

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Arthur Penn : Les acteurs devaient être convaincants, bouger aussi vite que les transperçaient les balles. Ils devaient faire ressentir leur agonie. Je n'ai pas eu besoin de leur donner des directives ; ils étaient trop bons. Il y avait des réseaux de fils sur toutes leurs jambes et un spécialiste des effets spéciaux les faisait trébucher en établissant un contact électrique avec des clous connectés à une batterie. Et pendant que les balles volaient, quelqu'un d'autre tirait un fil de nylon invisible qui emportait un bout de la tête de Warren.

Détesté puis adoré

Warren Beatty : Cette violence a rencontré beaucoup de résistance parmi les critiques plus âgés, il a fallu au film plusieurs mois pour être accepté. Il y a eu un retournement total de la critique, ça a pris du temps, mais au final il n'y avait plus qu'environ 30 % de critiques négatives.

Faye Dunaway : Certains chroniqueurs en venaient même à critiquer les articles de leurs confrères.

Michael J. Pollard : Le tournage a duré environ trois mois, c'était assez excitant, il y avait quelque chose dans l'air, comme si tout le monde savait que le film allait être bon. Nous le savions tous, et ça a même été bien meilleur que ce que nous pensions.

Arthur Penn : Au début, ça n'a pas été un succès. Les gens de chez Warner ont vraiment détesté. Ils ont décidé de la distribution et du budget publicitaire, ce qui a été vite vu : à peu près... zéro. Les exploitants l'ont mis à l'affiche pendant trois ou quatre jours, puis il a disparu.

Robert Benton : Les gens à Hollywood détestaient tout simplement ce film. On nous en voulait parce que personne ne s'excusait jamais d'avoir tué quelqu'un.

Arthur Penn : Mais Warren, qui est un producteur génial, a déployé beaucoup d'énergie pour convaincre le studio de réévaluer le film et d'investir davantage pour sa promotion. Il a pu être à nouveau en salles, et tout a coup, l'air de rien, une lame de fond s'est soulevée : des spectateurs se présentaient en masse devant les guichets. Il y avait énormément de monde, des jeunes, et qui en plus portaient le béret ! Et le costume de Warren, et le Fedora ! J'étais ébahi.

Faye Dunaway : À la sortie du film, les spectateurs ont aussitôt adopté ce personnage d'antihéros. Clyde n'était en rien le mauvais garçon macho sous les traits duquel on dépeignait habituellement un détrousseur de banques. Il n'était habité que d'un courage superficiel, incertain. Il paraissait plutôt timide, vulnérable, peu sûr de lui, voire carrément mal dans sa peau. Warren l'a remarquablement interprété, dans les moindres nuances.

Dean Tavoularis : Je n'ai véritablement compris l'impact du film qu'après sa sortie. Je voyageais en Espagne, j'ai acheté le Time Magazine dans une gare, et Bonnie and Clyde faisait la couverture, assorti d'un article expliquant que le film appartenait à un nouveau cinéma à Hollywood. J'étais surpris.

Gene Hackman : Pour moi, jusque là, le cinéma était juste un moyen de gagner de l'argent, mais lorsque Bonnie and Clyde est sorti, ça a été un énorme succès. Un jour, je me promenais dans Greenwich Village et un petit groupe a commencé à me héler en m'appelant Buck. Je ne peux pas vous dire à quel point ça m'a étonné. Je n'avais jamais réalisé le véritable pouvoir du cinéma.

Faye Dunaway : Financièrement, ce fut l'un des plus gros succès de l'année. Son thème a lancé un débat sur la violence qui s'est poursuivi pendant plus d'un an, et c'est toujours un film exemplaire sur ce sujet.

Arthur Penn : Je crois que le succès de Bonnie and Clyde auprès de la jeunesse américaine tenait au fait que les jeunes se sont retrouvés dans ce qu'ils ont vu comme un retour à l'anarchie, mais surtout un film contre la guerre.

David Newman : L'héritage et l'influence de Bonnie and Clyde sont en partie liés à sa réalisation, loin de tout modèle classique.

Arthur Penn : Au fond, c'est tout bête ; c'est vraiment comme une expérience de cyclope. On a cette sorte d'œil de verre derrière lequel on voit tout... et ça donne un film.

Bonnie and Clyde a obtenu dix nominations aux Oscars 1968, et en a remporté deux : meilleure actrice dans un second rôle pour Estelle Parsons, et meilleure photographie pour Burnett Guffey. Après la cérémonie, Warren Beatty, déçu, a déclaré : « On s'est fait voler ! » Mais la réaction la plus marquante a été celle de Faye Dunaway : « Martin Luther King venait d'être assassiné, ce n'était vraiment pas le moment de se soucier d'une statuette en or. »


Sources :

Warren Beatty, J. Kercher, 1984 / The Films of Warren Beatty, L. J. Quirk, 1979 / Warren Beatty and Desert Eyes: Life and a Story, D. Thomson, 1988 / Arthur Penn, J. S. Zucker, 1980 / Gene Hackman, A. Hunter, 1987 / À la recherche de Gatsby, F. Dunaway, 1996 / Anatomy of the Movies: Inside the Film Industry: The Money: The Power: The People: The Craft: The Movies, 1981 / The Sexiest Man Alive: A Biography of Warren Beatty, E. Amburn, 2002 / The Craft of the Screenwriter, J. Brady, 1981 / Le Nouvel Hollywood, P. Biskind, 2002 / Les Lettres françaises, jan 1968 / The Guardian, oct 2008 / Cineaste, déc 1993 / Film Comment, nov-dec 1988 / American Cinematographer, avr 1967 / DGA Magazine, hiver 2008 / Cahiers du Cinéma, dec 1967 / How Truffaut nearly directed... / Gene Wilder interview / Bonnie and Clyde and the 60's / Rencontre avec Arthur Penn / Robert Benton on B&C / Robert Benton interview / Robert Benton on Hollywood Best Directors / Michael J. Pollard interview / Arthur Penn on the finale / Arthur Penn interview / Arthur Penn on directing B&C / Warren Beatty on B&C


Hélène Lacolomberie est rédactrice web à la Cinémathèque française.