Un mambo pour Machiko

Pascal-Alex Vincent - 14 février 2024

Herbes Flottantes Ukigusa Ozu

Dans le Bouddha (1961) de Kenji Misumi, Machiko Kyō incarne l'illumination – c'est le moins que l'on pouvait proposer à celle qui, au lendemain de la guerre, fit chavirer le cinéma japonais. Il y eut incontestablement un avant et un après Machiko Kyō.

Née en 1924, elle fut longtemps danseuse de revue, avant que les studios ne viennent la débaucher du music-hall. Masaichi Nagata, l'impétueux président de la Daiei, en avait décidé ainsi : Machiko Kyō devait devenir la plus grande star féminine du pays. Et lorsque, grâce à la sagacité du légendaire producteur, Rashōmon (1950) est sélectionné puis récompensé à la Mostra de Venise, l'Occident voit et surtout entend une actrice japonaise pour la première fois. Face à Masayuki Mori et Toshirō Mifune, Machiko Kyō s'impose, et voilà bientôt le film d'Akira Kurosawa auréolé d'un Oscar du meilleur film étranger, permettant à la comédienne de devenir la seule personnalité asiatique féminine identifiée partout, des années après la chinoise Anna May Wong.

Masaichi Nagata façonne dans un premier temps Machiko Kyō en starlette américaine, lui faisant faire la couverture des gazettes en ingénue californienne, mais l'actrice saura vite s'affirmer, gagner sa liberté et surtout durer, grâce à son inoxydable tempérament. Kyō n'a pas froid aux yeux, et se révèle surtout une redoutable actrice, au goût très sûr : pour quiconque s'intéresse au cinéma japonais classique, sa filmographie donne le tournis. Outre la femme bafouée de Rashōmon, elle incarne l'une des courtisanes du Roman de Genji (1951, Kōzaburō Yoshimura, Prix de la meilleure contribution artistique au Festival de Cannes), l'héroïne tragique de La Porte de l'Enfer (1953, première Palme d'or japonaise), la princesse-fantôme des Contes de la lune vague après la pluie (Kenji Mizoguchi, Lion d'argent à Venise 1953), ou encore la sœur scandaleuse de Frère et Sœur (Mikio Naruse, 1953). Machiko Kyō est également l'épouse trompée d'Herbes flottantes (1959) de Yasujirō Ozu, venu s'encanailler à la Daiei, puis la Princesse errante (1960) dans la fresque en Cinémascope de la réalisatrice Kinuyo Tanaka. N'en jetez plus.

« C'est divin ! C'est le paradis », conclut Genjūrō le potier après quelques heures en sa compagnie dans Les Contes de la lune vague.... « Je suis Vénus », affirme-t-elle dans La Rue de la honte (Kenji Mizoguchi, 1956), où elle est Mickey, l'énergique prostituée au chewing-gum. L'abattage et la sensualité de Machiko Kyō ont fissuré tous les paravents du cinéma japonais de l'âge d'or des studios, au point que les autres actrices, soudain, semblaient appartenir au passé.

Mais c'est en Kon Ichikawa qu'elle trouve son mentor, avec Le Trou en 1957. Cette comédie policière échevelée la voit jouer sept personnages, sur des airs de mambo, cheveux courts ou longs, en tailleur ou en robe-crayon, rappelant une décennie d'actrices italiennes – Sophia Loren ne s'y était pas trompée, qui défila à son bras à Venise en 1955. La collaboration de Machiko Kyō et de Kon Ichikawa fait bientôt d'eux les enfants terribles de la Daiei, avec une série de films audacieux, au goût de dragées au poivre, telle la provocante Confession impudique, adaptée de Tanizaki et Prix du jury à Cannes en 1960.

D'autres cinéastes n'oublieront pas que Machiko Kyō fut d'abord danseuse, comme Hiroshi Shimizu et sa Danseuse (1957), où elle personnifie une jeune fille de vingt ans par qui le chaos arrive, et Umetsugu Inoue avec la première adaptation du Lézard noir de Mishima (1962) et son générique coloré, qui la voit fouetter des danseurs alanguis à ses pieds. Machiko Kyō fut celle qui n'avait peur de rien.

Nommée pour un Golden Globe avec son seul film hollywoodien (La Petite maison de thé de Daniel Mann, 1956), Machiko Kyō incarna longtemps le cinéma japonais à l'étranger, en compagnie de son collègue Toshirō Mifune – avec qui elle rendit visite à Henri Langlois en 1974.

Tadashi Imai organise son retour en 1976 avec La Sorcière, film de possession démoniaque, puis, quelques mois plus tard, Machiko Kyō a l'honneur d'être au centre d'un épisode de la série familiale populaire Tora-san. À l'aube des années 2000, elle joue encore dans un feuilleton télévisé en costumes, et disparaît presque centenaire vingt ans plus tard – ultime provocation pour celle qui mérite bien, en hommage, que toutes les danses du cinéma japonais lui soient dorénavant dédiées.

Pascal-Alex Vincent

Pascal-Alex Vincent est cinéaste. Il a réalisé le film Donne-moi la main et le documentaire Miwa : À la recherche du Lézard noir. Il a également été longtemps programmateur au sein de la société Alive.